Cuisse de nymphe et hibiscus, par Marianne Girard

Voici la suite de "Sur le seuil".  Adélaïde est arrivée il y a quelques jours dans ce refuge pour femmes battues...

Adélaïde hésite devant la porte. Elle s’est retenue de sortir à dix heures tapantes. Elle ne veut pas passer pour une désespérée. Combien de temps peut-on laisser couler quand on est une personne raisonnable ? Quatorze heures trente-huit. Elle se décide : elle saisit la poignée, tire le battant. L’ascenseur descend lentement vers le rez-de-chaussée.

Plus elle se rapproche, plus sa gorge se noue. Elle peut encore reculer. Elle n’est pas encore dans le bureau. Elle peut remonter. Ses pieds ne sont pas d’accord : ils la mènent jusque devant la pancarte de la veille. Elle la fixe un moment. Sa main n’ose pas se lever pour toquer.

Des voix commencent à résonner derrière la porte. Celle-ci s’ouvre :

« À la semaine prochaine, docteur ! »

Soline quitte le cabinet. Adélaïde ne lui a pas beaucoup parlé. Juste assez pour apprendre qu’elle est là depuis deux mois, qu’elle a laissé son mari et ses sept enfants et qu’elle appelle l’aînée de temps en temps, pour s’assurer que tout va bien. Elle ne lui accorde pas un regard.

« Adélaïde, c’est cela ?

Elle sursaute. Elle ne s’attendait pas à ce que la thérapeute connaisse son prénom.

 — Euh… oui. »

Son interlocutrice lui adresse un grand sourire. Elle a un trait d’eye-liner noir derrière ses lunettes à strass et une pince à cheveux en forme de fleur d’hibiscus. Elle ne porte pas de blouse. Sans savoir pourquoi, Adélaïde a pensé qu’elle en aurait une. À la place, la docteur est vêtue d’un sous-pull moulant à col roulé écarlate et un pantalon en cuir aussi obscur que ses paupières. Elle la trouve un peu vulgaire, mais elle la suit quand même à l’intérieur.

La porte dévoile un salon bariolé de rouge, de vert et de bleu sombres. Des plantes tropicales en pot sont réparties dans la pièce de façon désordonnée. Sur une table basse à droite, un nuancier tient compagnie à une petite plante carnivore. Adélaïde a chaud.

« Avant que nous commencions, j’aimerais que nous établissions ensemble quelques règles.

— D’accord.

— Vous pouvez venir ici à votre guise, pendant les heures d’ouverture du cabinet. Cependant, je vous demande, afin que chacune ait accès à une thérapie de qualité, d’espacer vos visites d’au moins une semaine. De plus, chaque rencontre ne pourra pas dépasser cinquante minutes. Cela vous convient-il ?

Adélaïde s’étonne. Elle ne pense pas avoir assez de choses intéressantes à évoquer pour remplir une heure de façon hebdomadaire. Elle acquiesce néanmoins. Elle a le sentiment que c’est attendu d’elle.

— Parfait. En ce cas, je vous invite à aller regarder le nuancier qui se trouve sur la table basse. Dites-moi de quelle couleur vous vous sentez. Prenez tout le temps dont vous avez besoin. »

Le docteur quitte la pièce. En plus de la porte d’entrée, il y en a quatre autour de l’espèce de salon qui fait office d’accueil. Adélaïde se demande ce qu’il y a derrière. Elle s’assied au bord du fauteuil devant la table indiquée plus tôt. Tout en surveillant la dionée, elle approche sa main de l’objet. Pas un mouvement de la part de la plante. Elle saisit l’éventail et commence à réfléchir.

De quelle couleur vous sentez-vous ? C’est une question étrange. On a beau dire vert de rage ou rouge de honte, c’est plus une pigmentation de la peau qu’un réel ressenti. Adélaïde tente néanmoins l’expérience.

Le nuancier s’ouvre sur du violet. Une teinte aubergine sombre, presque noire, qui lui rappelle ses ecchymoses. Elle passe vite sur les tons violets, puis bleus. Elle ne veut pas se sentir bleue. Vert peut-être ? Ça ne lui évoque pas grand-chose. Le jaune lui irrite un peu les yeux. L’orange ? Une certaine chaleur s’en dégage, c’est rassurant. Pas le rouge : il ressemble trop à une tache de sang. Enfin, elle arrive au rose. Il y a celui des fraises Tagada, celui du saumon, et celui des roses trémières. Mais c’est le dernier qui lui plaît le plus. Elle ne se souvient pas de ses jouets d’enfant, mais elle est sûre qu’ils arboraient cette teinte. Elle le soulève, pour voir en dessous. Il ne reste que l’écru, puis le blanc.

Adélaïde attend un peu. Elle considère le coloris qu’elle a choisi. Elle ne sait pas si elle doit se lever pour aller frapper à la porte par laquelle la docteur est passée plus tôt. Elle regarde l’heure : quinze heures vingt-deux. Elle a salué la psychologue juste avant quinze heures. Elle n’a plus que trente minutes. Elle prend une grande inspiration, pour se donner du courage. Elle se redresse, et toque. La femme sort très vite.

« Vous avez trouvé une couleur qui vous convient ?

— Oui.

— Pourriez-vous me dire le nom de cette couleur ? Il est en bas du bandeau.

— Oui. Euh… 

Elle bute devant les termes utilisés : “cuisse de nymphe”. A-t-elle vraiment choisi le rose “cuisse de nymphe” ? Elle ne peut plus reculer maintenant : la docteur la regarde. Elle lit à voix haute.

— Très bien. Nous allons nous installer à gauche. »

Adélaïde la suit à travers à la porte à gauche de l’entrée. La salle est très claire : le papier peint blanc est imprimé de rubans bleu ciel ; le canapé écru, qui a l’air très confortable, est agrémenté de coussins rose « cuisse de nymphe » et d’un vert pastel au nom sans doute tout aussi exotique, comme le fauteuil d’en face. Quelques cadres au mur montrent des courbes abstraites dans les mêmes tons. Un tapis couvert de poils gris pâle centralise toute la noirceur de la pièce. La table basse au milieu, en plastique transparent, ne sert qu’à soutenir la boîte de mouchoirs qui est dessus.

Adélaïde sourit. L’ambiance est calme, lumineuse. Elle peut s’y sentir sereine. La psychologue se dirige vers son siège et l’invite à s’installer sur le sofa.

« Asseyez-vous comme vous voulez. Si vous souhaitez vous allonger ou mettre les pieds sur le canapé, pas de soucis, je vous demanderai juste de veiller à retirer vos chaussures. »

S’étendre sur le canapé ? Elle ne l’a pas envisagé. Elle n’est pas très à l’aise à cette idée. Elle s’assied au bord du coussin, près de l’accoudoir.

« Alors, dites-moi tout.

Adélaïde ne sait pas répliquer. Elle avait cru qu’on l’interrogerait. De quoi est-elle censée discuter ? Elle n’a rien d’intéressant à raconter. Elle remarque que la thérapeute observe ses mains. Elle est en train de se triturer les doigts. Elle cesse immédiatement.

— Comment vous sentez-vous ?

Enfin, une question.

— Je vais bien. Et vous ?

Elle s’en veut. Elle a répondu automatiquement, sans y réfléchir. La docteur lui sourit.

— Je vais bien, merci.

Un nouveau silence s’installe. Adélaïde hésite. Peut-elle vraiment parler de cela ? Je suis avec une psychologue, essaie-t-elle de se rappeler. Elle est là pour m’aider, pas pour me juger. Elle prend une profonde inspiration.

— On peut discuter de tout ici ?

— De tout, tant que vous le souhaitez. Nous n’aborderons pas les sujets que vous désirez éviter.

— Je ne sais pas trop par où commencer.

— Par où vous voulez. Peut-être que c’est plus facile de commencer par le début ?

— Peut-être.

Adélaïde réfléchit. Qu’est-ce que c’est, le début ? Elle se décide à raconter le tout début.

— Je m’appelle Adélaïde Dessoliers. Je suis née le 30 septembre 1980 à Caen, mais j’ai grandi sur la côte avec mes parents et mon frère. »

Alors, elle ne peut plus s’arrêter. Elle parle de son aîné, François, qu’elle n’a pas évoqué depuis des années, de ses camarades de classe, et de son chien qu’elle avait nommé Mike, à l’américaine, parce que c’était plus cool. Elle décrit la maison à colombages au bord de la Manche, des vagues de touristes qui envahissaient ses étés et des promenades en catamaran. À mesure qu’elle déroule son monologue chaotique, des larmes montent, et coulent sur ses joues. Elle ne comprend pas pourquoi, elle ne raconte rien de triste. Elle commence à sangloter.

La docteur l’écoute attentivement. Elle ne prend pas de notes. Elle finit par lui tendre un Kleenex. Elle a un sourire doux, bienveillant. Adélaïde redouble de hoquets. Elle s’étrangle presque en se mouchant.

« Merci, Adélaïde, d’avoir partagé tout cela avec moi aujourd’hui. Malheureusement, nous allons devoir nous arrêter là.

Adélaïde cherche une horloge au mur. Elle n’en trouve pas. Comment a-t-elle su ? Elle se lève rapidement. La thérapeute lui offre un dernier mouchoir, avant de la guider hors du cabinet.

— La prochaine fois, n’attendez pas devant la porte. Sentez-vous libre de venir vous asseoir ici et de réfléchir à la couleur de vos sentiments.

— D’accord. Merci. 

— À bientôt Adélaïde.

— À bientôt, docteur. »

En quittant la pièce, Adélaïde cherche un mot à mettre sur ses émotions. Elle ne connaît pas ce sentiment. Jamais elle n’a parlé si longtemps, et surtout, jamais elle n’a parlé sans se soucier de son interlocuteur. Elle espère que la psychologue ne l’a pas trouvée malpolie.

Dans la salle à manger, elle découvre deux femmes qu’elle n’a pas rencontrées, et Clara.

« Bah t’en fais une tête ! T’as vu la psy ou quoi ?

Adélaïde acquiesce.

— J’en étais sûre ! Toutes les meufs qui sortent de chez elle tirent des tronches pas possibles. On a l’impression que vous allez vous mettre une balle ! Et après, on se demande pourquoi j’y vais pas.

Adélaïde hésite sur sa réponse. Elle ne comprend toujours pas comment elle se sent.

— Tu veux boire un truc ? La machine à café est gratuite.

Adélaïde le sait déjà. Marie le lui a dit. Mais elle ne relève pas. Elle s’avance vers l’appareil, prend une grande tasse, et demande de l’eau chaude. Pendant que le liquide coule, elle ouvre la boîte à sachets, et choisit une infusion au hasard : vanille-hibiscus. Elle retourne s’asseoir face à Clara, qui a fini son cappuccino depuis un moment.

— Alors, quoi de neuf, à part la psy ?

— Rien de particulier. J’ai défait quelques cartons.

— Ça y est, tu t’installes ? Pour de bon ? Tant mieux. Ça me changera de toutes ces barges !

Adélaïde est un peu mal à l’aise. Elle ne connaît pas encore les gens d’ici et elle ne sait pas ce que cela signifie. Clara pointe une femme dans l’angle. Celle-ci porte un casque audio par-dessus ses boucles crépues, et semble absorbée par la vidéo qu’elle regarde.

— Prends Elsa, par exemple. Elsa, elle, passe ses journées devant des documentaires complotistes, qui parlent d’une civilisation avancée sous la croûte terrestre. Oh, il y a aussi Olga ! Olga, elle est d’origine géorgienne, donc elle a un genre d’accent, mais s’il n’y avait que ça… Elle sait pas s’habiller, et elle fait toujours des trucs chelous à des heures improbables : une fois, je l’ai croisée ici, à trois heures du matin, en train de crocheter une pieuvre ! Mais, qui fait ça ?

Adélaïde reste coite. Elle ne connaît ni Elsa ni Olga, mais elle ne voyait rien de mal dans tout cela. Elle-même a déjà lu un livre en s’asseyant à l’envers dans son fauteuil, les pieds en l’air. Qu’est-ce que Clara en penserait ? Elle s’assure que sa tasse a assez refroidi avant de prendre une gorgée.

— T’es pas une bavarde toi, hein ?

— Désolée.

— T’excuse pas. T’es comme ça, c’est tout. »

Une vague de chaleur l’envahit. Ce n’est pas la tisane. C’est la phrase. T’es comme ça, c’est tout.

Piste d'écriture: transmission. Illustration: Portrait de femme signée Europeana (@europeana)

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