Sur le seuil, par Marianne Girard

Sur le seuil

Piste d’écriture : Le cœur synthétique, Chloé Delaume.

Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne en si peu d’espace. Elle a quarante-six ans et ne possède rien, mis à part plein d’habits et sept bibliothèques. Elle ne réalise pas encore ce qu’elle a fait aujourd’hui : empaqueter tout cela, sans être surprise !
Elle a dû laisser les Billy d’Ikea derrière, mais l’essentiel est dans ses cartons. Elle regarde les murs blancs de sa nouvelle chambre, et essaie de se convaincre elle-même de sa chance, mais en vain : son nœud à l’estomac refuse de se relâcher. 
Adélaïde ne sait pas quoi penser : elle a peur qu’il la retrouve, elle a peur de ne pas savoir quoi faire sans lui. Elle a toujours vécu pour faire plaisir et il plaisait à ses parents. Que penseront-ils d’elle maintenant ? 
Jusqu’au bout, ils ont espéré qu’elle aurait des enfants, qu’elle fasse d’eux des grands-parents. C’est impossible désormais. L’horloge biologique a sonné, il est trop tard. Elle n’a pas encore trouvé le courage de leur avouer. Ils seront déçus, c’est certain. 
Adélaïde fixe ses vêtements accrochés aux cintres de la penderie. Elle ne peut pas s’empêcher de penser que quelque chose ne va pas, qu’elle ne devrait pas être ici. Qu’elle n’est pas chez elle. Par hasard, ses yeux croisent ceux de son reflet. Son œil au beurre noir la regarde en biais, l’autre a l’air perdu. Elle se détourne : elle n’a pas envie de se voir. 
Ses cartons de livres envahissent la pièce : il n’y a pas la place de tous les défaire. Elle réfléchit. Ce serait si triste de vivre au milieu des boîtes ! Peut-être qu’il est encore temps de s’excuser. Peut-être que, si elle appelle maintenant, et qu’elle s’excuse, il viendra la chercher et elle rentrera à la maison. Il la frappera, bien sûr. Elle le sait. Mais il le regrette toujours le lendemain, et il promet de ne pas recommencer. 
Elle se concentre sur les mots de Marie, la bénévole de l’association, quand elle l’avait rencontrée : combien de fois a-t-il récidivé, après avoir promis ? Il ne faut pas ; il ne faut jamais le recontacter. Quelque chose la dérange dans cette idée. 
Un toc-toc à la porte lui arrache un sursaut. Est-ce lui ? Elle a peur de le découvrir. Elle se déplace sans un bruit, et pose sa main sur la poignée. Elle prend une grande inspiration. Elle a l’impression de jouer à pile ou face, sauf qu’elle ne sait pas sur quel côté de la pièce elle veut miser. 
Le battant grince un peu. Adélaïde ouvre les yeux. C’est une femme, qui doit avoir vingt ans de moins qu’elle. Peut-être même qu’elle est plus jeune : difficile à dire derrière son fond de teint très pâle et ses paupières fardés de noir. Des mèches écarlate et bleu électrique émanent de son chignon corbeau. Les camarades de classe d’Adélaïde avaient arboré un style similaire, vingt ans plus tôt. L’autre lui adresse un large sourire carmin :  
« Salut ! Moi, c’est Clara, et toi ?
— A… Adélaïde. Bonjour.
— Tu viens d’arriver, c’est ça ? Viens, je vais te faire visiter. 
Clara s’enfonce dans le couloir. Adélaïde hésite : on pourrait la reconnaître à travers les fenêtres. Sa guide devine ses pensées : 
— S’il arrive à te reconnaître depuis le trottoir alors qu’on est au cinquième, c’est pas d’une asso dont t’as besoin, mais d’un billet d’avion pour la Laponie. 
Pourquoi la Laponie ? se demande Adélaïde. Ce n’est pas si loin d’ici que cela. Pourquoi pas le Chili, le Japon ou la Nouvelle-Zélande ? Elle tait sa question. 
— Alors, tu viens ?
— Euh… oui. D’accord.
En vérité, elle est soulagée qu’on lui propose quelque chose. La corde autour de son estomac se desserre légèrement. 
Clara lui montre la réception :
— On a rien à y faire, les bénévoles s’occupent de tout, mais Sally est a-do-ra-ble. Quant à Catherine, et bien… c’est Catherine, quoi. Elle est pas méchante, juste un peu bizarre.  
Clara a ainsi des petits commentaires sur toutes les pièces communes de l’hôtel où l’association les héberge. Il y a la cafétéria, la cantine, comme elle dit : 
“La nourriture est pas ouf, mais c’est mieux que de manger dehors.”
Ensuite vient la salle de yoga, dont elle n’a “jamais compris le concept”, la salle d’expression orale, qu’elle trouve ridicule, la salle de lecture, dont elle ne voit pas l’intérêt et l’atelier de couture, qui lui a valu plus de cicatrices que son ex : 
“Et ça, il fallait le faire !”. 
Elle énonce cela avec un sourire inconscient, exhibant une entaille récente sur son poignet gauche. L’œil meurtri d’Adélaïde la démange. Après un détour par la cour, aménagée avec quelques bancs et une table de ping-pong, “que personne n’utilise jamais”, Clara finit la visite par une porte où il était inscrit “psychologue”. 
“La plupart des femmes qui arrivent ici passent par là avant de sortir. 
— Et toi, osa Adélaïde, tu y vas ? 
— Nan. Moi, j’aime comme je suis maintenant, je ne vois pas pourquoi j’irais dans un bureau pour changer. Mais elle, elle est venue me parler une fois. Ça devait être la troisième ou la quatrième fois que je créchais ici. Elle m’a dit que j’avais une attirance morbide pour les mecs à problème et que je ne devais pas rester enfermée dans mon déni. Tu la crois celle-là ? Ça doit être la psy la plus bidon de la terre.”
Adélaïde ne sait pas quoi répondre. Combien de fois Clara a-t-elle séjourné ici ? 
— Bon, allez, je m’arrache, moi. Je vais retrouver des potes en ville. À plus ! »
Adélaïde hésite sur la façon de la saluer. Trop longtemps : Clara est déjà partie quand elle se décide. Elle se tourne vers la pancarte sur la porte :
Dr Rodin
10h-13h – 14h-18h
Sans rendez-vous
On passe par là avant de sortir. Sauf si l’on veut faire des aller-retour, se dit-elle en songeant à sa compagne d’infortune. Adélaïde considère le panneau. Que va-t-elle penser d’elle ? C’est de la curiosité plus que de la peur. Elle regarde l’heure : 19 h 34. Elle devra attendre demain. Sa gorge se serre un petit peu. 
« À table ! » 
La voix de Marie résonne au bout du couloir. Elle se dirige vers elle, mais elle n’a pas faim. 
À la cantine, Marie l’accueille chaleureusement, mais Adélaïde l’entend à peine. La salle est pleine de femmes comme elle. Elle ne comprend pas pourquoi elle le formule ainsi : il y a des croyantes de toutes les religions, des athées, des noires, des blanches, des asiatiques, des jeunes, des vieilles, des fausses-rousses, des fausses-brunes, des tatouées, des véganes, des instagrameuses, des botoxées, des fumeuses de joint, des alcooliques, et même des hyperactives. Pourtant, Adélaïde se sent un lien avec chacune d’entre elles. 
Elle fond en larmes. 

Copyright: texte Marianne Girard, Peinture : Europeana
 

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