Il fallait creuser l’abcès ! par Bernard Delzons

C’est l’extrait de deux textes du Roman « Celle qui est revenue » de Donattella di Pietrantonio qui m’a inspiré l’histoire qui suit. J’ai imaginé les retrouvailles des deux sœurs du roman des années après…

J’attendais ma sœur, Adriana, que je n’avais pas vue depuis plusieurs années. Sans nous perdre complètement de vue, nous avions mené des vies très différentes, ce qui n’est pas tellement surprenant compte tenu de ce que nous avions vécu dans notre enfance. À Noël et aussi à nos anniversaires, nous nous envoyions un petit mot, mais guère plus depuis le décès de notre mère. On m’avait expliqué qu’elle avait été très malade à la naissance d’Adriana et que c’était la raison pour laquelle j’avais été placée dans une famille d’accueil. Cela ne devait durer que quelques semaines, mais j’y suis restée une bonne douzaine d’années !  
J’avais retrouvé ma famille quand ma mère avait enfin réussi à sortir de ses problèmes, mais trop habituée à vivre différemment, même si j’étais contente de m’en rapprocher, je ressentais un sentiment d’étouffement au bout de quelques jours et même parfois de quelques heures. La seule personne avec qui je me sentais bien, c’était Adriana ; cependant, même avec elle, les choses étaient compliquées. Nous étions complices, mais aussi rivales.

Après notre première rencontre quand j’ai rejoint ma famille, je suis rapidement retournée au collège de la ville où j’avais grandi. Je n’étais pas pensionnaire, je logeais chez une certaine madame Brice, une voisine de la famille qui m’avait recueillie pendant ces années. Ces gens, qui m’avaient élevée, venaient de prendre leur retraite et avaient quitté la ville pour un village dans le Massif Central. Mme Brice avait accepté de me loger. Je ne revenais chez ma mère qu’au moment des vacances. J’avais promis à Adriana de demander à ma logeuse de l’héberger quand elle entrerait en sixième, mais cela n’a jamais eu lieu. Je ne sais plus, aujourd’hui, si j’avais bien fait la demande ! Quoiqu’il en soit, Adriana m’en a toujours voulu.

C’est elle qui avait repris contact et proposé de nous retrouver. J’avais hésité, mais sans doute, par curiosité et aussi avec l’espoir de réactiver l’admiration qu’elle me portait adolescente, je lui ai donné rendez-vous dans mon nouvel appartement de la rue Félix Faure. Son train arriverait à 15h30 et il fallait moins d’un quart d’heure pour rejoindre mon logement. 
Je regardai ma montre, il n’était pas loin de seize heures, elle ne tarderait pas. Effectivement, je venais de me recoiffer et ajuster mon maquillage quand on sonna à la porte. Je suis allée ouvrir en trainant un peu les pieds tant j’appréhendais ce moment. Si je l’ai reconnue aussitôt, j’avais devant moi une personne totalement différente de celle que j’attendais. Adriana était habillée de manière simple, mais soignée, ses cheveux blancs harmonieusement coiffés et tenus par un foulard coloré lui donnaient un air moderne que j’enviai aussitôt. Nous n’avions que dix huit mois de différence, mais en la regardant je pensai qu’on lui en donnerait beaucoup moins. Était-elle venue pour me narguer ? Il fallait bien admettre que je l’avais longtemps prise de haut !

Je lui fis visiter l’appartement, lui montrai sa chambre où elle déposa son sac ; elle ne devait rester qu’une nuit. Puis nous nous sommes installées dans le salon autour d’une tasse de thé et de quelques pâtisseries, j’avais tout fait pour l’impressionner, mais je compris vite qu’il n’en était rien. Nous commençâmes à discuter du temps et de choses sans importance. Enfin, j’évoquai notre mère, notre enfance, notre première rencontre… Alors, sans que je m’y attende, elle lança :
-    Et papa, pourquoi tu n’en parles pas ?
-    Il ne s’est jamais intéressé à moi, il n’avait d’yeux que pour toi !
-    Tu n’as jamais remarqué comment il te regardait ?
-    Non, non jamais.
Au même moment je me suis sentie rougir, car si en apparence cet homme semblait m’ignorer, il avait plusieurs fois essayé de me toucher. Et c’est une des raisons qui m’avait poussée à cet exil chez madame Bice. Adriana reprit.
-    Tu es sûre ?
-    Heu, heu…
-    Il n’y avait pas besoin de lunettes pour comprendre ce qui se passait !
-    Mais enfin…
-    Parce que tu refusais de te soumettre, il s’est attaqué à moi et j’ai bien failli…
Adriana s’est arrêtée au milieu de sa phrase avant de reprendre.
-    C’est pour ça que je voulais aussi partir de la maison.
Je ne savais plus où me mettre, ma petite sœur avait-elle été abusée par ma faute ? Je tentai de reprendre la parole.
-    Tu as réussi à t’en…t’en sortir ?
Adriana se mit à sangloter, je me levai, m’assis à côté d’elle sur le canapé et je l’enlaçai.
-    U n jour où nous étions seuls à la maison, il m’a attrapée et il commençait à me déshabiller, à chercher à mettre ses mains dans ma culotte. Alors j’ai crié, hurlé, et la voisine est arrivée. Dieu sait que je ne l’aimais pas, mais ce jour-là elle m’a sauvé la vie. Elle a tout raconté à maman…alors il est parti, je ne l’ai jamais revu !
Sans avoir jamais su toute cette histoire, moi je l’avais revu, il s’était toujours montré charmeur. Notre mère m’avait juste dit qu’il avait trouvé une autre femme et qu’il était loin. Je n’avais pas cherché à en savoir plus.
Je l’avais rencontré par hasard dans un jardin public et je réalisai qu’il était sans doute là pour séduire une innocente. J’eus honte. Mais peut-on avoir honte de ce qu’on ne sait pas ? La vérité c’est que je connaissais ses penchants et que je n’avais rien dit. Alors, c’est moi qui me mis à pleurer.
-     Pardonne-moi, pardonne-moi, il a essayé avec moi aussi, mais j’étais plus grande et il n’a pas insisté. J’ai cru que c’était parce que j’étais pour lui comme une étrangère… Dans le doute, j’aurais dû parler, j’aurais dû te préserver.
-    Mais au moins toi, ce n’était pas ton père !
-    Quoi ! Qu’est-ce que tu dis ? Ce n’est pas mon père ?
-    Maman ne te l’a jamais dit. Quelques jours avant sa mort, à l’hôpital, c’est à moi qu’elle a avoué, dans une demi-conscience, : « Tu sais ta sœur, ce n’est pas ta sœur, ou du moins ce n’est que ta demi-sœur. Quand tu es née, il a fallu l’éloigner car ton père avait un drôle de comportement avec elle. Il fallait la protéger, et puis j’étais souffrante. »
-    Oh, Adriana… Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ?
-    Je viens de le faire.
-    J’aurais pu t’aider.
-    Je n’en suis pas si sûre !
-    Comment ?
-    Quand tu es revenue à la maison, tu avais une tout autre éducation que moi, je t’admirais, mais en même temps j’étais jalouse. Maman en faisait des tonnes pour essayer de te plaire et je me sentais abandonnée. Aussi, si j’étais contente quand tu revenais pour les vacances, j’étais encore plus contente quand tu repartais. Pourtant quand mon père est parti tout a changé, tu n’avais plus à lui plaire et tu étais beaucoup plus… disons accessible.
-    Je n’ai jamais cherché à le séduire, je pensais que c’était mon père !
-    Pourtant si, sans doute sans penser à mal, mais c’est ainsi.
Brusquement, la vérité éclata sous mes yeux, je me levai, je devais la faire partir, je ne pouvais pas accepter qu’on vienne m’insulter chez moi. Adriana se leva à son tour, mais elle me prit dans ses bras et avec beaucoup de tendresse elle me chantonna une berceuse, puis en s’écartant elle me dit à l’oreille
-    Il fallait creuser l’abcès, c’est fait maintenant, on va pouvoir devenir amies. 

On venait de sonner à la porte, je suis allé ouvrir et Jules, un petit garçon de cinq ans est arrivé, il m’a embrassée puis quand il a vu Adriana ,il lui a simplement dit : « Toi, je sais qui tu es…Tiana. » Il sauta dans ses bras et l’embrassa à son tour. Ma sœur me regarda comme si je n’étais plus la grande bourgeoise qu’elle avait toujours un peu méprisée. Le petit Jules venait juste de faire envoler la gêne qui persistait entre nous. Percevant dans son regard une interrogation, j’ai ajouté, c’est le fils de voisins, il vient souvent manger des petits gâteaux et il m’apporte un peu de joie ! Le jeune enfant avait vu les « conversations » qui restaient dans l’assiette. Aussi avec ma sœur on a bien ri quand il a déclaré sans aucune gêne : « Alors on les mange, ces gâteaux ? »

Copyright du texte: Bernard Delzons

Illustration: https://unsplash.com/fr/photos/Z9NvlgVSDsc

 

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