Entre-deux, par Marianne Girard
Piste d'écriture: Celle qui est revenue
Entre-Deux
Elle a saisi une anse du sac que je portais pour en partager le poids. Bon sang, fallait-il toujours qu’elle soit aussi gentille ? Comment étais-je censée rester énervée maintenant ?
Il a bien fallu que je dise quelque chose : je ne voulais pas paraître ridicule.
« Alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? »
Elle haussa les épaules, et resta silencieuse. Ce qu’elle pouvait être exaspérante ! J’aurais aimé lui arracher la tête. Mais alors, je devrais de nouveau me traîner mon fatras toute seule. Hors de question : il était bien assez lourd comme ça.
Nous avons marché sans un mot pendant un moment. Je ne pus m’empêcher de prendre garde à ce qu’il n’y ait pas de cailloux devant elle : je ne voulais pas qu’elle trébuche. Nos mains évitaient sciemment tout contact : je ne voulais pas non plus me retrouver à l’interroger dans le vide encore une fois.
« Au fait, on va où ? finit-elle par demander.
— “On” ne va nulle part. »
J’avais bien insisté sur le « on » pour qu’elle me laisse tranquille. Elle a fait mine de ne pas comprendre et l’on a continué à avancer. Je ne voulais pas réfléchir à ma destination. Il fallait d’abord qu’elle me lâche les basques.
« Si l’on continue comme ça, on va finir par retourner en ville. »
Elle avait dit cela sur le ton de la remarque, comme si elle venait de connecter. Son don pour feindre l’innocence ne cessera jamais de m’irriter. J’accélérai le pas. Ses courtes jambes peinaient, et son souffle se fit bientôt si fort qu’on entendait plus le vent. Je me contraignis à ralentir : elle portait mon sac après tout. Enfin, le bruissement du vent résonna de nouveau. Bon sang, si je n’avais pas eu besoin d’économiser ma batterie, je me serais enfoncé mon casque sur les oreilles. Ça m’aurait évité de regarder mes pensées tourner en rond.
« On va où ? répéta-t-elle.
— Rah ! Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ? »
Elle me fixait avec ses grands yeux noirs perlés de larmes.
« J’ai faim. »
Elle essayait tant bien que mal de les retenir. Je soupirai et posai mon bagage au sol. De mon sac à dos, je sortis une barre de céréales.
« Tiens.
— Merci. »
C’était mon moment. J’aurais pu reprendre mes affaires et l’abandonner là. Au lieu de cela, je suis restée à la regarder manger ma barre de céréales. J’étais fatiguée.
« On fait quoi maintenant ? On rentre à la maison ?
— Ce n’est plus notre maison. »
Je n’avais pas compris tout ce qui s’était passé ce matin, mais j’étais sûre de cela : les hommes en costume ne nous laisseraient pas revenir.
« On va en trouver une autre.
— Pourquoi tu ne veux pas retourner au foyer ?
— Je déteste cet endroit.
— Papa et Maman viennent nous voir des fois.
— Papa n’est jamais venu. Et je déteste Maman. »
Je la détestais d’avoir laissé faire quand ils nous avaient emmenées au foyer. Je la haïssais.
« Tu n’as qu’à y retourner, toi, au foyer, puisque ça te plaît tant.
— Je ne sais pas où il est. Tu le sais très bien. »
Même si elle l’avait su, elle n’avait pas eu le temps de récupérer sa canne blanche avant l’arrivée des hommes en costume. Elle n’y parviendrait jamais vivante.
« Et puis, tu sais…
— Je sais. »
Nous n’avions pas besoin de nous le dire : j’avais beau être très énervée contre elle, jamais je ne serais partie sans ma petite sœur. Après l’accident qui lui avait coûté la vue, c’était moi qui m’étais occupée d’elle, même si nous habitions encore chez Maman. Après notre arrivée au foyer, c’était moi qui l’avais protégée des autres. Et maintenant, c’était moi qui m’assurais qu’elle ne manque de rien.
« Reste ici. Je reviens. »
Je fis quelques pas jusqu’au verger qui bordait la route. Je grimpai sur l’un des piquets qui le délimitait pour attraper quelques poires, que je stockai dans la poche avant de mon sweat. En redescendant, j’aperçus au sol une branche cassée. Elle n’était pas très droite, mais elle était assez longue pour faire l’affaire. Je m’écorchai le bras à travers les barbelés, mais je parvins à la saisir. Je rejoignis ma petite sœur.
« Je t’ai trouvé un bâton. Une fois que je l’aurais taillé, il pourra remplacer ta canne.
— Merci.
— J’ai cueilli des poires aussi, si tu veux. »
Elle tendit la main et croqua dans le fruit que j’y déposai.
« Elle est bonne. Merci. »
Tandis qu’elle mangeait, je sortis mon couteau pour ôter à la branche toutes ses aspérités. Elle avait besoin de moi.
Il fallait qu’elle ait besoin de moi.
Photo de Nesnin Shamsheer sur Unsplash
Copyright du texte: Marianne Girard