Bruits de rue, par Nyckie Alause

Piste d’écriture : un café suspendu, paysage sonore et sensible.

D’abord, il y avait les timbres.
Tu entends les timbres ! Des sonnettes, des grelots, des stridences, qui se rejoignent s’entrecroisent, prennent de l’assurance et s’amenuisent jusqu’à n‘être plus qu’un écho lointain au croisement suivant. Quand le feu passe au vert sous les fenêtres de l’hôtel s’opère un glissement, pour coincer la cohue des deux roues à la prochaine intersection et attendre la ruée suivante. 
Dans cette ville, nul besoin de réveil. 
Ensuite, je tirais le drap encore frais au-dessus de mon corps.
Au-delà de ma tête, imaginant qu’ainsi je vais pouvoir échapper au brouhaha, me replonger dans le sommeil. La fenêtre est ouverte sur ce qui reste de nuit. 
Enfin, sans allumer, les premières lueurs s’immiscent sous mes paupières closes, se mêlent au parfum d’un bouillon qu’un cuisinier vient de laisser échapper. À quelques appels et saluts échangés d’une boutique à l’autre. Des chaises empilées que l’on désempile en les tirant sans ménagement sur le trottoir humide, des choses lourdes que l’on traîne en accompagnant ce labeur matinal d’ahanements suivis de rire satisfaits.
C’est à ce moment-là que les premiers klaxons retentissent entre les rugissements de moteurs anciens de véhicules aussi anciens que des souvenirs. Exotiques cris de canards ou barrissements ou rugissements d’une jungle improbable. Des bruits de bataille se livrent sous nos fenêtres qui nous font penser qu’ici au cinquième étage, si nous attendons encore un peu, nous sommes à l’abri. Patience, nous pourrons atteindre la rue dans une demi-heure. Cela va se calmer, et quand nous entendrons, dans la cour d’une école voisine, le grelottement d’une sonnerie suivie d’un hymne repris par les enfants en uniforme, nous pourrons...
Aussi, je me réveillais d’une douche rapide. 
Les vêtements fraîchement repassés passés autour de moi comme une caresse, comme une promesse de facilité. « Presse-toi », tu te souviens, c’est ce que je te dis plusieurs fois par jour. 
Je le répétais plusieurs fois avant que tu te décides. 
J’ai déjà mon sac sur les épaules et toi, tu cherches tes chaussures. Certains matins, je pars sans t’attendre et je m’assieds dans la rue sur une chaise verte devant une table orange et, sans que je ne demande rie,n la femme pose devant moi un bol de soupe fumante et une tasse de thé. 
Je savais bien que la faim allait te pousser à me rejoindre.
La fumée âcre des véhicules longtemps accrochée à l’asphalte comme les taches d’huiles des friteuses me fait un peu tousser et mon regard se brouille à l’évocation de ces souvenirs. 
Quelques lycéennes vêtue de blanc rejoignent l’avenue, pédalant avec une nonchalance teintée d’élégance. 
C’est l’heure des touristes, ils sortent de l’hôtel en grappes volubiles et pressées. C’est l’heure à laquelle j’espère passer inaperçue, l’heure qui précède le moment où je pourrais dire « marche moins vite ». 
Sous les arbres de l’avenue qui mène au fleuve, tu louvoies entre les vélos stationnés en paquets compacts et les motos qui signent la richesse de leurs propriétaires à grand renfort d’autocollants. 
J’essaie de capturer, avec mon appareil photo, plus que l’image elle-même, plus que ces façades qui ont été les témoins d’un autre temps, plus que ces jardins qui ont été plantés par des rêveurs. 
Je voulais saisir le sens, les raisons que j’avais d’être sur des traces qui ne m’appartiennent pas.
Je le sais maintenant, « marche moins vite, vois comme la vie semble simple… ». Alors tu ralentis ton pas pour m’attendre et je force le mien pour t’atteindre. 
Nous nous enfoncions dans la ville.
Quelquefois nous nous sommes perdus. J’adore quand on se perd. Je m’oblige à regarder le sol comme si des empreintes seraient visibles à qui regarde avec l’acuité suffisante. Et je te jure que j’ai mis mes pas dans ceux de mes ancêtres, ceux des femmes de ma lignée, ceux de l’histoire inventée et de la grande Histoire. Du doigt, j’ai touché les stigmates des blessures données et des coups reçus, j’ai caressé des arbres inconsolables, des palissades érigées à la hâte par des autorités illégitimes, et seules les palissades sont restées.
J’ai joué avec les conjugaisons pour que des lieux éloignés deviennent proches, pour que les jours disparus redeviennent visibles, pour que des monstres oubliés reprennent vie dans des coins d’ombre que l’humidité des averses d’hier ont rendu glissants. 
« La vie est si simple, marche moins vite ». Tu acquiesces si je le dis comme ça. Si j’inverse les termes, tu rétorques que la vie est simple et tu accélères le pas. Les façades Napoléon III alternent avec des devantures de magasins chinois longs d’une seule travée d’où débordent des marchandises comestibles et des monceaux d’objets en plastique, des vitrines poussiéreuses de coiffeurs qui préfèrent s’installer devant leur porte et qui accrochent au mur un miroir oscillant au gré du vent. 
Quand enfin nous atteignons le lac, les fleurs des frangipaniers sont comme une musique douce et légère. Au loin, les timbres des vélos, les sifflets, les klaxons, les murmures de la circulation, des enfants qui quittent l’école, des conversations des vieilles dames assises sur des bancs, des hommes accroupis sur leurs talons comme les gens de la campagne. Je ne peux résister au plaisir d’en ramasser une et de m’imprégner de son parfum comme je mangerais une brioche. C’est le moment que tu choisis pour sortir de ton sac la thermos de thé que chaque jour tu prends la précaution d’emporter avec toi. La lumière du soir qui vient colore le lac et projette le reflet mouvant du temple au pilier unique. Quand la nuit sera vraiment là, je serai d’accord pour rentrer.
 

Copyright texte: Nyckie Alause. Photo de Javier De los Santos sur Unsplash

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