Le vélo et le scarabée bleu, par Roselyne Crohin
Piste d'écriture : Un pas de côté et... on bascule dans un monde fantastique. La chute dans l'herbe de l'héroïne et le scarabée bleu qui apparaît au début de « La quête d'Ewilan », de Pierre Bottéro m'ont rappelé l'histoire vraie de cet enfant en train d'apprendre à faire du vélo.
Gaël était âgé d'un peu moins de quatre ans tandis qu'il apprenait à faire du vélo, dans l'herbe, devant l’immense maison familiale de vacances. Sa mère qui jusqu'ici avait tenu d'une main ferme, puis de plus en plus souple, sa petite selle, venait justement de la lâcher. Gaël continua à pédaler sans se rendre compte de rien. Mais sa roue rencontra malencontreusement une racine et il tomba de tout son long dans l'herbe.
Moi qui l'observais de la fenêtre de ma chambre au deuxième étage, je m'attendais à ce qu'il se mît à crier. Mais il ne cria pas. Le nez à quelques centimètres du sol, il se dégagea comme il put de son petit vélo et, à plat ventre, appuyé sur ses deux coudes, il s'exclama, admiratif :
- Un scarabée, un scarabée. Il est tout bleu. Il brille.
À son âge, il connaissait déjà une quantité d'insectes.
De là-haut, je ne comprenais pas tout ce qu'il disait, mais j'entendais parfaitement sa mère qui l'encourageait à se relever, ce que visiblement Gaël n'avait nullement envie de faire. Au contraire, il se mit à ramper en direction du grand frêne et je compris alors que c'est par là que le scarabée se dirigeait. Gaël n'était plus en train d'apprendre à faire du vélo, mais il avait rejoint le monde minuscule qui le fascinait tant.
Les herbes de la pelouse étaient maintenant pour lui un monde fantastique, peuplé de dizaines de petits animaux : des sauterelles, des fourmis, des criquets, des bourdons...
Il quitta des yeux son scarabée pour suivre la course de deux sauterelles. Avec un brin d'herbe sèche, il les agaça, mais celles-ci s'échappèrent sans peine, à coup de quelques sauts vifs. Pendant ce temps, le petit scarabée avait fait du chemin. Il eut du mal à le retrouver et c'est alors qu'il découvrit un énorme bolet qui avait dû sortir pendant la nuit, après le gros orage de l'avant-veille.
Dans ses livres d'enfant, les bolets sont habités par de petits lutins. Il chercha, sérieusement, où ces petits êtres pouvaient bien se cacher. Mais son esprit pratique et terrien pensa aussi à la bonne récolte de champignons qu'il pourrait faire, car il avait l'habitude d'aller les ramasser avec son père. Et avec son œil affûté, il en trouvait toujours beaucoup.
- Maman, maman, j'ai trouvé un bolet. Donne-moi un panier, je vais en trouver d'autres.
- Allons, Gaël, relève-toi. Tu es en train d'apprendre à faire du vélo.
- Non, j'ai plus envie !
- Allez, insista sa mère.
Mais il n'y avait rien à faire. Gaël se dirigea vers la maison, alla dans l'arrière-cuisine où il trouva sans peine un petit panier à sa taille. Quand il revint au pied du grand frêne, il ramassa un peu de mousse dont il tapissa le fond du panier et par chance, il revit le scarabée qu'il installa bien confortablement sur le tapis de mousse. Il ajouta quelques grosses fourmis noires pour lui tenir compagnie et puis le gros bolet qu'il saisit délicatement entre le pouce et l'index, comme il avait vu faire son père.
De mon perchoir, je l’observais avec admiration. Je n'avais encore jamais vu d'enfant aussi petit s'intéresser autant à la nature. Bon, visiblement, le vélo ce serait pour une autre fois. Je repris la lecture de mon journal et de temps en temps je levais le nez pour l'observer. Tantôt, il était à plat ventre, le nez presque dans l'herbe, tantôt à quatre pattes ou bien tout d'un coup, il détalait, revenant avec un bâton ou des brindilles. Tout un petit monde vivait au pied du grand frêne et Gaël en était le maestro. Sans comprendre ce qu'il disait, je l'entendais parler à toutes ces petites bêtes, les questionnant, leur donnant des ordres ou s'exclamant chaque fois qu'il reconnaissait un nouvel insecte. Même les bourdons, dont les enfants se méfient généralement, ne lui faisaient pas peur.
Le bolet n'avait, visiblement, pas de congénère, car on n'aurait pas manqué de l'apprendre par ses cris de joie. Son petit monde l'occupa sûrement presque une heure. J'étais déjà en train de m'affairer dans la cuisine quand j'entendis de nouveau les grands cris de Gaël.
- Un aigle, un aigle ! Venez voir, il y a un aigle là-haut.
Ce que Gaël appelait un aigle était en fait une buse ou un milan. Mais c'était bien un oiseau de proie qui tournoyait au-dessus du champ en contrebas pour attraper un campagnol ou tout autre rongeur de cette espèce.
Et soudain, son intérêt pour le petit monde du sol se déplaça pour le monde des airs où il commençait déjà à être un peu connaisseur, grâce encore aux enseignements de son père. Un oncle qui passait par là, ravi de voir un enfant aussi curieux, lui proposa de lui prêter ses jumelles et de lui expliquer comment s'en servir. Un autre monde tout aussi merveilleux allait s'ouvrir à lui. Et il avait là aussi tout à apprendre. Mais le maniement des jumelles n'était pas du tout évident pour un enfant de quatre ans, aussi motivé qu'il soit.
Gaël ne reprit pas sa bicyclette ce jour-là. Mais le lendemain, il demanda à sa mère de tenir un peu sa selle pour qu'il puisse démarrer. Au bout de deux à trois tours de pédalier, elle le lâcha et il continua, sans se poser de question, jusqu'au grand frêne où il se laissa tomber en douceur.
- Relève-toi. Je vais t'aider à repartir ! lui lança sa mère.
- Oui, oui. T'as vu, je sais faire du vélo maintenant, s'exclama-t-il, tout fier de lui.
Texte: copyright Roselyne Crohin. Photo de Barrett Ward sur Unsplash