Du coq à l'âne, par Bernard Delzons

Piste d'écriture: changer d'univers en restant soi.

Ce sont quelques pages de « La Quête d’Ewilan » de Pierre Bottéro, racontant l’histoire de Camille, une adolescente de treize ans qui passe alternativement du monde réel à un autre imaginaire ou pas, et de son copain Salim qui m’ont conduit à la suite ci-dessous. Elle venait de manquer de se faire écraser par un camion…

Camille et Salim s’étaient assis sur le banc qui longeait l’avenue où elle avait failli se faire écraser. Ils finissaient leur glace, à la verveine pour elle, au citron pour lui. Ils s’étaient arrêtés de parler, comme s’ils n’avaient plus rien à se dire.
En même temps, ils furent traversés par un long frisson à la suite d’une bourrasque. L’odeur, de fougères et de champignons mêlés, leur fit ouvrir les yeux. Loin de la ville, ils se trouvaient maintenant dans la forêt, assis sur la mousse au pied d’un grand chêne. 
Camille ne portait plus sa robe à carreaux, mais un jean et un teeshirt, vêtements qu’elle n’avait jamais, et n’aurait jamais osé adopter. Elle chercha du regard son camarade, mais ne le vit pas. Assis à côté d’elle, se tenait un jeune renard au poil roux. Il la regardait, lui sembla-t-il, avec admiration et incrédulité.
Quant au renard, il avait devant lui un jeune garçon qui ressemblait, certes, à Camille, mais était-ce bien elle ? Dans ses yeux, il distingua le même étonnement que celui qu’il éprouvait lui-même. Alors il secoua la tête et s'observa dans la flaque d’eau qu’il avait devant lui. Ce n’était pas possible, il voyait un renard ! Il cligna de l’œil droit, le renard fit de même, il se gratta l’oreille, l’animal l’imita. Il se leva, Goupil se mit debout. Il essaya de pleurer, mais il entendit des grognements sortir de sa bouche. Alors, désespéré, il regarda Camille.
 
Le jeune garçon s’était lui aussi levé et le scrutait d’un œil amusé. Il prononça quelques mots, prouvant qu’il ne ressentait aucune émotion particulière. Sa voix était celle de Camille, mais plus masculine. « Tu ne me croyais pas tout à l’heure ? Eh bien, tu vois, toi aussi tu as fait le pas sur le côté ! » 
Salim se rassit sur l'une des racines du chêne, il regarda Camille s’éloigner, puis la vit faire pipi comme il l’aurait fait lui-même, debout face à un arbre. 
Il entendit une voix caverneuse émettre une légitime protestation, puis aussitôt, il vit un hérisson sortir des feuilles sous lesquelles l’animal s’était endormi. Celui-ci se secoua pour éliminer les gouttes qu’il venait de recevoir sur le dos. Puis il se dirigea vers Salim.
Comme s’il ne s’était rendu compte de rien, Camille revint doucement, il avait maintenant une casquette sur la tête, confectionnée dans le même tissu que celui que Camille, la fille, portait autour du cou quelques instants auparavant.
Le hérisson se tenait maintenant devant Salim, et sans qu’on lui demande quoi que ce soit, il entama la conversation. 
« Je m’appelle Donald, je conduisais tranquillement mon camion quand une fillette a traversé la route devant moi. J’ai freiné comme j’ai pu, mais je n’ai pas pu l’éviter. Quand je suis sorti de ma cabine pour la chercher, elle n’était plus là, ni écrasée ni debout ! »
Camille eut un haut-le-corps, se rappelant qu’elle avait effectivement lu sur le camion Donald Truck. 
« Brusquement je réalisai que j’étais dans cette forêt avec ce déguisement, alors, je me suis caché sous les feuilles. Et toi, qui es-tu ? »
Salim hésita à répondre. Devait-il s'exprimer en tant que ce jeune garçon qu’il pensait être, ou bien en tant que ce renard qu’il était devenu ?
Il n’eut pas à répondre, ce fut Camille qui parla
« Je crois que nous avons tous fait le pas de côté, il va falloir le refaire à l’envers pour revenir dans l’autre monde. »

 Mais comment y parvenir, surtout qu’ils ne se rappelaient pas avoir fait quoique ce soit qui aurait pu expliquer ce passage ? Camille essaya de marcher en crabe, en avant en arrière, rien n’y fit. Elle restait un garçon, Salim, un renard et le camionneur, un hérisson. Elle se rappela soudain que lorsqu’elle avait vu le camion foncer sur elle, elle avait remarqué que l’homme avait une barbe de trois jours et qu’il devait piquer comme ce petit animal.
Salim se leva, fit le tour du chêne, renifla les odeurs et là, comme attiré par cette même odeur de fougères et de champignons, il s’approcha d’un bosquet et y pénétra même complètement.
Camille, qui l’avait suivi du regard, s’approcha à son tour du buisson ; elle appela son ami, et n’ayant obtenu aucune réponse, elle écarta les branches et pénétra à son tour dans le bosquet.
Le hérisson, furieux de se retrouver seul, décida d’aller voir ce qui se passait là-bas.

***
Complètement perturbé par l’accident qu’il venait d’éviter, le camionneur était assis sur un banc, près de son camion à l'arrêt. Personne n’avait cru son histoire, si bien qu’il commençait à se demander s’il n’avait pas rêvé. Puis il se rappela qu’il avait pas mal picolé la nuit précédente, surtout quand, après avoir avalé l’omelette aux champignons que lui avait préparée sa femme, elle lui avait servi un plat de châtaignes grillées. Il aimait beaucoup ce plat, mais pour lui, il fallait accompagner chaque marron d’un verre de vin… Il se gratta les joues et se remémora qu’un moment plus tôt, il était tout couvert de poils piquants.

Camille et Salim se retrouvaient exactement à l’endroit où ils étaient avant de faire le pas de côté. Elle avait sa jolie petite robe à fleurs et son foulard bleu autour du cou. À ses côtés, Salim regardait avec regret la glace qui lui avait échappé dans la précipitation des derniers évènements. Son amie avait eu, elle, le temps de la finir avant de partir de l’autre côté, mais elle en avait mis sur sa robe et elle avait une énorme tache. Sa mère la sermonnerait sûrement !
Salim avait recouvré avec soulagement son short en jean, le polo que sa mère avait acheté aux puces et ses baskets de chez Tati ; mais il ne comprenait pas que lui, aux cheveux noirs, se soit transformé en renard roux !

Camille avait toujours rêvé d’être un garçon, elle pensait que ceux-ci avaient plus de liberté. En même temps, elle aimait bien aussi être une fille, car elle savait comment s’y prendre avec eux. Salim était l’exception, elle ne le traitait pas comme les autres, c’était un ami, tout simplement son ami. En fait, elle ne voulait pas avoir d’enfants depuis qu’elle avait entendu son oncle dire qu’à chaque arrivée d’un nouveau bébé, un être cher disparaissait ; d’ailleurs, son grand-père était mort l’année de sa naissance ! Salim lui avait expliqué que c’étaient des fariboles et que si cela avait été vrai, la population de la terre n’aurait jamais augmenté. Elle, la cartésienne, le savait bien, pourtant elle avait toujours des doutes… 
Salim avait une grande admiration pour Camille, elle savait tant de choses, son cerveau fonctionnait comme un ordinateur, il se disait parfois qu’elle était, peut-être, dotée d’une intelligence artificielle ? Aussi il lui avait donné le surnom de « Chat-SVT », surtout quand elle lui faisait ses yeux de velours. Pourtant, dans la vie courante, c’était lui le débrouillard et il l’avait, à plusieurs reprises, sortie de situations difficiles. Camille ne disait-elle pas qu’il était rusé comme un renard ? Il ne connaissait rien de la vie dans la campagne, il vivait dans un HLM de Gennevilliers. Son père parlait peu avec ses enfants. Salim aimait beaucoup les moments qu’il passait avec sa mère quand ils étaient tous les deux seuls. Elle lui racontait, alors, son enfance et son adolescence dans le village du Haut Atlas marocain. Elle lui racontait la vie de sa famille, l’âne, le poulailler avec son coq et ses poules et les précautions à prendre le soir pour que le renard ne vienne pas se servir pendant la nuit. Salim ne comprenait pas (il avait cherché dans le dictionnaire, le renard était un joli petit animal) pourquoi sa mère disait qu’il fallait s’en méfier !      

Il était maintenant l’heure de rentrer, chez eux, ils se levèrent et, main dans la main, ils se dirigèrent de l’autre côté de la place. Quand ils passèrent devant le camionneur, celui-ci reconnut la fillette. Il avait eu tellement peur. C’était comme s’il avait failli écraser sa propre fille. Il haussa les épaules, il n’avait pas d’enfant ! Mais, à peine les jeunes venaient-ils de passer devant lui qu’il lâcha à haute voix : « À cause de toi, je me suis pissé dessus ! »
Les deux adolescents se regardèrent en riant, mais ils continuèrent leur chemin. Pourtant, au moment de se séparer pour rentrer chez eux, alors qu’ils passaient sous un arbre, un corbeau qui les fixait leur fit cette remarque :
« Attention jeunes gens, on ne passe pas de l’autre côté autant de fois que l’on veut, tel que vous me voyez, je suis un philosophe du dix-septième siècle, j’ai connu La Fontaine, je lui ai même soufflé quelques fables. Mais je n’ai pas su repasser à temps de l’autre côté, aussi, depuis ce temps, je suis ce vieux corbeau, sans le fromage que tu m’as volé, sale gamin goupil ! »
Les enfants le regardèrent, incrédules, puis s’enfuirent en lui faisant un pied de nez. Le vieux corbeau entendit le garçon grommeler : « Je m’appelle Salim, pas Sale Gamin ni Goupil, vieux machin ! » 
De son arbre, le vieil oiseau vit soudain Salim se transformer en martinet, en effet il fallait qu’il se dépêche s’il voulait arriver à temps à la maison et éviter que son père ne décroche celui de la maison et ne s’en serve sur son derrière !
Un grand bruit retentit, le corbeau se déplaça pour voir ce qui était arrivé. Un livreur de lait avait évité de justesse une vieille dame. Elle était assise au milieu d’un lac de lait entouré par des flamants roses. Camille l’avait rejointe, l’aïeule lui confectionna un manteau de plumes, puis souffla sur la fillette qui s’envola vers sa maison. 
Quand Camille aperçut sa mère, elle craignit le pire à cause de la tache sur sa robe. Mais sa maman était en larmes, elle la prit dans ses bras et là, avec beaucoup de douceur, elle lui annonça que sa grand-mère était morte. Camille aimait beaucoup sa « mamy », elle pleura, elle aussi, mais bientôt, elle se rasséréna, elle venait de réaliser que, au moins, ce n’était pas elle qui était la cause de sa mort ! 

À quelques mètres de son quartier, l’oiseau se posa à terre et Salim redevint un garçonnet. Il acheva son trajet sur le dos de l’âne dont sa maman lui avait si souvent parlé, avec un coq agrippé sur son épaule.   

Copyright texte et image: Bernard Delzons

Pistes d'écriture et textes
Retour