Dans un autre monde, par Bernard Delzons

Piste d'écriture: Une scène derrière la scène...

C’est le début de « L’invention de la neige » d’Anne Bourrel, parue à « La manufacture de livres », montrant une jeune femme dans une situation apparemment inquiétante (elle est en effet entourée par une série de personnes dont le comportement semble étrange), qui m’a donné l’idée de l’histoire qui suit…

Laurin avait rendez-vous dans un centre hospitalier spécialisé dans les maladies mentales. Il venait voir sa sœur, Janette, qui se trouvait là depuis bientôt trois mois. Les visites n’y étaient autorisées que de façon parcimonieuse. On lui avait expliqué qu’il devrait d’abord rencontrer le médecin qui s’occupait d'elle.

Quand il était arrivé, il avait sonné et en suivant un panneau de direction, il entra dans une pièce où une dizaine de personnes étaient présentes. Il comprit tout de suite que ces personnes avaient un problème, pourtant, quand il perçut leur regard convergent sur lui, il pensa que c’était peut-être lui le malade ou pour le moins, le différent.

Une dame d’une soixantaine d’années s'approcha et lui prit la main pour le conduire vers une chaise où il y avait une poupée en tissu. La femme lui dit de prendre sa fille dans ses bras, de s’assoir et de la placer sur ses genoux. Laurin était perdu, il ne savait que faire, mais devant les regards de toutes les autres personnes, il s’exécuta. La femme s'éloigna brusquement après lui avoir dit : « Elle s’appelle Manille ».

Un garçon d’une vingtaine d’années s’était assis par terre à ses pieds et avait commencé à lui toucher la jambe. Laurin, de plus en plus mal à l’aise, se mit à l'observer. Le garçon ne le regardait pas, il avait les yeux dans le vide et il murmurait une sorte de monologues presque inaudible. Doucement, Laurin essaya de dégager sa jambe. Mais le garçon serrait fort. Laurin ne voyait pas comment se libérer sans faire un geste brusque. Finalement, il se leva, posa la poupée sur la chaise et tenta de s’éloigner. Il fit un pas, puis deux, mais le garçon se laissait glisser, toujours accroché à sa jambe. Alors il lança à la cantonade un: « Pouvez-vous me lâcher s’il vous plait? » Aussitôt, il entendit comme un écho répéter après lui : « Lâchez, lâchez, vous plait ». Cette fois Laurin, complètement paniqué, ressentit une bouffée de chaleur s’emparer de lui et, dans un geste de désespoir, il réussit à reprendre sa liberté de mouvement. Il en profita pour se précipiter vers la porte par laquelle il était arrivé, mais il n’avait pas fait trois mètres qu’il fut entouré par un groupe de quatre personnes, trois femmes et un homme. Ils se tenaient par la main et ils commencèrent à tourner autour de lui en chantonnant : « Il pleut, il pleut bergère, rentre tes blancs moutons… » Soudain, ils s’arrêtèrent et l’homme le dévisagea en disant : « Moi, c’est Martial, et toi ? »

Laurin allait répondre quand l'une des femmes prit la parole à son tour pour déclarer : « Moi, je t’aime beaucoup, allez viens dans ma chambre. » Furieuse, une autre femme s’interposa pour qu’on le laisse tranquille, il était venu la voir, elle. Profitant de la situation Laurin, arrivé près de la porte, se tenait prêt à sortir, mais il s’aperçut qu’elle ne s’ouvrait pas. Alors ,il cogna dessus et appela au secours, mais personne ne vint. Il était chez les fous, le laisserait-on sortir un jour, se demanda-t-il. Il fallait qu’il reste calme, c’était sa seule chance, quelqu’un viendrait bien le libérer. De toute façon, il avait un rendez-vous, on s’inquiéterait bien de son retard.

 

Il s’assit sur une chaise au centre de la pièce. Aussitôt, les personnes formèrent un cercle autour de lui. Laurin se rappelant ses jeux avec ses neveux quand ils étaient jeunes, il se gratta la gorge, frappa dans ses mains pour demander le silence et commença à raconter une histoire. C'était celle d’un jeune homme qui s’était perdu dans la forêt et qui avait été guidé vers la sortie par un joli écureuil qui, tout en avançant, jetait des noisettes pour retrouver son chemin quand il reviendrait sur son arbre… Tous l’écoutaient avec une sorte d’émerveillement, d’autant que Laurin savait donner des détails sur les feuilles, les champignons, les furets, les oiseaux et les chats sauvages. Brusquement, son téléphone sonna. Il n’avait pas pensé une minute à s’en servir tant il avait été perturbé par son arrivée dans ce monde étrange. Il le sortit de sa poche, décrocha et, avant qu’il ne puisse dire quoique ce soit, il entendit une voix furieuse lui dire que lorsqu’on prenait un rendez-vous, la moindre des choses c’était de le respecter ou au moins, de le décommander. Il essaya de répondre, mais un murmure général se fit entendre : « La suite, la suite… » Au téléphone, la voix reprit, "Mais où êtes-vous donc ? »

Laurin reprit son souffle et expliqua tant bien que mal où il se trouvait. Au bout du fil, il entendit la voix s’exclamer : « C’est encore une bêtise de Mariette, elle change les panneaux de direction, elle a sûrement accroché sur la porte de la salle où vous êtes ‘Salle d’attente’ et sur celle du lieu d’attente, ‘Réservé au personnel’. Je viens vous chercher ».

 

Soulagé, Laurin continua son histoire devant son auditoire passionné. Pourtant, il commença de nouveau à s’inquiéter quand il trouva que ça faisait bien longtemps que le médecin aurait dû être là. Néanmoins, il regarda tous ces gens devant lui : eux qui l’avaient effrayé au début, lui paraissent bien inoffensifs maintenant. Il revit la femme à la poupée qui la berçait dans ses bras, il reconnut la femme qui lui avait fait des avances, le jeune homme qui cette fois tenait la jambe d’une autre personne, et Martial. Il remarqua une jeune fille qui semblait ramasser des fleurs et sourire en les respirant. Il y avait aussi cet homme, la quarantaine, qui jouait sur un piano imaginaire pendant qu’il continuait son histoire.

Brusquement, la porte s’ouvrit, deux aides-soignants entrèrent avec un chariot sur lequel étaient disposées des galettes et des boissons fraîches. Ils s’affairèrent pour faire des parts égales et remplir les verres. La porte s’ouvrit à nouveau pour laisser passer un homme avec une blouse blanche, il tenait par le bras une femme qui n’était autre que sa sœur Janette. Laurin se leva aussitôt et s’approcha d’elle, mais quand il voulut l’embrasser, elle le regarda d’un air perdu et, après une hésitation, elle demanda : « Qui êtes-vous, monsieur ? » Tout le groupe reprit en chœur : « Qui êtes-vous, monsieur ? » Laurin, presque en pleurs, pour tous, répondit : « Mais je suis Laurin, bon sang ».

Aussitôt, les derniers mots furent repris par le groupe : « Bon sang bon sang… ». Alors seulement, un sourire apparut sur les lèvres de sa sœur, elle l’avait reconnu, plus sans doute en raison de cette expression qui lui était familière, que par son prénom !

Il eut droit à une part de galette et, malheureusement pour lui, il récupéra la fève. Il lui fallut être le roi et choisir une reine ! Sa sœur, à qui il mit la couronne, ne manifesta ni joie ni peine.

 

Un peu plus tard, le jeune homme rencontra enfin le médecin dans son bureau. Celui-ci s’excusa encore de ce qui s’était passé. Il expliqua l’état mental de Janette puis, après un moment, il demanda à Laurin s’il n’accepterait pas de travailler dans l’établissement ? Devant son air ahuri, le médecin expliqua que les aides-soignants n’avaient jamais vu une telle atmosphère, « quand ils sont entrés dans la salle, tous étaient autour de vous avec un calme et une sérénité rares. »

Laurin passa du temps avec sa sœur qui restait impénétrable. Elle ne réagit même pas à l’évocation de ses enfants. Finalement, il lui remémora des souvenirs de leur propre enfance : le chat qu’elle habillait comme une poupée, le chien qui avait mordu le facteur, l’anniversaire de la tante Marie pendant lequel ils avaient bu leur première coupe de champagne. Cette fois, elle sourit, juste sourit, sans un mot, sans un regard ! L’avait-elle vraiment entendu ? se demanda-t-il.

 

Une fois en ville, il se précipita dans un café et commanda un whisky pour se remettre de cette triste expérience. Il venait de boire la première gorgée quand il se rappela le fou rire qu’ils avaient eu quand, dans une brasserie, le menu que Janette lisait avait pris feu, parce qu’elle n’avait pas fait attention à la bougie qu’il y avait sur la table. Là, seul à cette table, il se mit à pleurer en silence.

Texte et image: Bernard Delzons.

 

 

 

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