Aubépine, par Bernard Delzons

Aubépine est heureuse, c’est aujourd’hui son anniversaire. Sa famille va venir le lui souhaiter. Il y aura, bien sûr, sa fille, son gendre et ses petits enfants. Elle a reçu une carte, ils apporteront le gâteau d’anniversaire, une ou deux bouteilles de champagne. Elle est heureuse, ils n’ont pas oublié ses quatre-vingts ans.

Dans son séjour elle a préparé une table pour ce goûter de fête. Elle a sorti les assiettes de sa grand-mère, les flutes de son mariage. Elle est allée chez le coiffeur qui lui a fait une jolie coupe. Elle s’est acheté une nouvelle robe, le haut est uni fuchsia, le bas plissé, blanc avec des fleurs assortis au chemisier. Elle a mis une ceinture noire qui complète bien l’ensemble.

Elle vient de se préparer. Elle se regarde devant la glace. Elle se trouve belle malgré les rides de son visage. Il manque quand même quelque chose, pense-t-elle. Alors elle retourne dans la salle de bain et se maquille légèrement, juste pour souligner ses magnifiques yeux bleus. Elle aime beaucoup son prénom, même si aujourd’hui elle pensait être un peu trop flétrie pour le porter

Devant le miroir, elle est satisfaite, elle va pouvoir aller s’assoir dans son fauteuil pour les attendre. Elle a mis un peu de musique, elle regarde la pendule, ils ne seront pas là avant une bonne heure. Elle regarde le bouquet qu’elle a confectionné. Elle a mélangé des glaïeuls avec des lys, l’effet est très réussi. Elle se laisse bercer par la musique tibétaine qu’elle a mis sur son électrophone et elle s’endort.

Le téléphone vient de sonner. La pièce est dans la pénombre. La pendule indique dix-neuf heures. Elle sursaute, mais où sont-ils donc, se demande-t-elle. Sont-ils venus et repartis en la trouvant endormie ? Ont-ils eu un accident ? Elle se lève, regarde la table si bien arrangée. Alors seulement elle se souvient que le téléphone a sonné. Elle n’a pas répondu assez vite. Elle se rend compte que son répondeur clignote. Elle a eu un message. Elle a encore un petit espoir. Elle appuie sur le bouton et écoute :  “Bon anniversaire Mamie, de nous tous” C’est un message court, sec et sans aucune empathie.

Elle est sur le point de fondre en larmes. Elle se rappelle soudain la réalité des choses, c’est elle qui avait acheté le gâteau et le champagne. Elle aussi qui a déposé les jolis paquets sur la table. Elle n’a pas vu sa famille depuis bientôt dix ans. De temps en temps un coup de téléphone, toujours bref, comme s’ils voulaient vérifier qu’elle était toujours en vie, exactement comme le font les caisses de retraites.

Elle n’est pas fortunée, mais elle vit facilement. On ne lui a jamais pardonné son mode de vie. Elle a toujours été un peu nomade, préférant le contact des étrangers à celui de son milieu. Quand elle était jeune on la disait artiste, elle avait suivi des ateliers de peinture et avait même fait du théâtre. Cette fin d’après-midi, elle est seule et triste.

Elle entend la sonnette de l’entrée retentir. Elle se déplace lentement pour aller ouvrir. Devant elle il y a un beau jeune-homme, accompagné d’une belle jeune-fille. Elle ne les connaît pas, mais sait quand même qu’ils habitent l’immeuble.

- Bonjour madame, on est venu s’excuser pour le bruit qu’on a fait hier. On a des amis qui sont arrivés de l’étranger et on a fait un peu la fête.

Vous savez je suis un peu sourde, je n’ai rien entendu.

- Alors on vous a apporté un bouquet de roses, mais on voit que vous avez déjà des fleurs.

- J’adore les roses, et puis celles-là sentent si bon, mais vraiment il ne fallait pas.

- On vous voit souvent, traverser le jardin et supprimer les fleurs fanées. 

- J’ai une idée, j’attendais… des gens qui se sont décommandés à la dernière minute, voulez vous rester avec moi pour partager ce que j’avais préparé ?

- On ne voudrait pas déranger et puis nos amis sont encore là.

- Allez les chercher, s’il vous plait.

- Mais…

- Pas de “Mais”, faites-moi plaisir, en plus je ne pourrai jamais avaler tout ça, toute seule, je serai obligé de jeter ce fraisier, si vous ne venez pas.

 

Le jeune couple est reparti, pour revenir un peu plus tard accompagné des amis.

En les voyant entrer, Aubépine a failli défaillir. Elle a reconnu son petit-fils qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Le garçon lui aussi l’a reconnue. Il est devenu livide. Il cherche un prétexte pour s’en aller, mais ses amis l’en dissuadent. Ils font, alors, les présentations. Quand c’est le tour de Gabriel, la vieille dame prend la parole et déclare :

« Ça fait bien longtemps que je n’avais pas eu un membre de ma famille pour mon anniversaire. Merci mon chéri, c’est gentil d’être venu ! »

Et s’adressant au couple : « Ce jeune-homme est mon petit-fils, il est venu dans mon immeuble sans oser venir m’embrasser, certainement ! Il faut dire qu’il était encore en culotte courte la dernière fois que je l’ai vu, alors, il avait certainement oublié mon adresse. »

Le garçon s’est levé, prêt à sortir. Il sent peser sur lui le regard étonné, puis désapprobateur, de ses amis. Ils attendent une dénégation qui ne vient pas. Devant l’expression courroucée de sa grand-mère, pris de panique, il éclate soudain en larmes.

Aubépine se lève, s’approche de lui et secoue fortement ce grand gaillard dégingandé, avant de le prendre dans ses bras. Un instant, elle avait pensé le jeter dehors, mais non, ce n’est pas possible, elle ne va pas perdre cette occasion unique de le retrouver. Alors, se tournant vers les trois jeunes gens ahuris, elle conclut: « Je ne vais quand même pas me priver d’un membre de ma famille pour une telle journée ! »

Ils s’installent tous autour de la table pour déguster le délicieux gâteau, accompagné d’une coupe de champagne. Très vite l’atmosphère s’est détendue et la conversation a bientôt été très animée…

 

Plus tard dans la soirée, enfin seule, le vielle dame réalise que ça faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu un si bel anniversaire !

L’extrait du livre de nouvelles de de Sylvain Prudhomme « Orages » et en particulier l’histoire d’Awa, confrontée à un brusque changement de situation, m’a inspiré ce texte. J’ai pensé en le rédigeant au sketch écrit par Albane de notre groupe de théâtre : « Bon anniversaire Mamie ».

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