Madame G., par Didier Chabbert

Piste d'écriture: une scène derrière la scène...

Elle ne peut pas faire autrement Madame G.
L’histoire se déroule à Paris dans les années soixante. Madame G. forme, avec son époux agent de Police, un couple sans enfant.  L’estimation de son âge varie, selon l’interlocuteur, entre cinquante et soixante ans. Madame G., qui n’a jamais travaillé, s’ennuie dans cet appartement parisien qui fait face à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Pas d’enfant, pas de chien, passée entre un peu de lecture, un café, les courses, un peu de ménage et la préparation du dîner, la journée lui semble interminable.
Le mari est un taiseux, et quand il rentre du travail il n’a jamais rien à raconter, alors on regarde la télévision pendant le repas.
Madame G. boit du café plusieurs fois par jour, et à quatre heures, grignote des biscuits ou des boudoirs qu’elle trempe dans un verre de Porto. Ça la rend moins triste. Elle regarde par la fenêtre du 4ème étage le va et vient des ambulances, dont les sirènes constituent le fond sonore de ses journées, avec la radio définitivement fixée sur Radio Luxembourg qui deviendra plus tard RTL.
A force de grande monotonie, un jour elle décida de suivre des yeux un corbillard jusqu’au bout de l’Avenue. Personne n’a jamais su comment la vie de cette femme ordinaire fut soudain transformée. Cependant, il est certain que cette histoire du corbillard modifia son quotidien et son devenir.
Depuis, Madame G. a pris l’habitude d’occuper ses après-midi à suivre les enterrements. Le matin elle achète le journal, à l’époque il s’appelait « l’Aurore », et à la maison, après la lecture de la une et des gros titres, elle regarde, elle épluche la rubrique nécrologique, choisissant un ou deux avis de décès indiquant une cérémonie dans un cimetière proche.
Madame G. ne s’ennuie plus, elle a pris un goût certain à accompagner des inconnus vers leurs tombes. Elle avance à petits pas avec les autres. Elle ne connait personne ? Peu importe, elle scrute les intentions sous-jacentes, elle se rapproche de telle ou telle personne, essayant d’en savoir un peu plus sur le ou la défunte. Les bouches chuchotent, elle n’essaie pas toujours de comprendre leurs propos. C’est un jeu, un jeu macabre auquel Madame G. s’est habituée. Elle regarde les personnes, leurs tenues, comme on regarde passer les gens à la terrasse d’un café. 
Ses yeux gris furètent, elle reste muette, scrutant les vieux cérémonieux qui avancent à pas saccadés et les vieilles permanentées aux airs de fouine, tous et toutes probablement des membres de la famille. Madame G. ne réagit pas, elle est immergée dans cette scène, sans chagrin, sans attente, simple observatrice.
Chaque après-midi ou presque, elle trouve son occupation, son enterrement, les ventres gonflés, les petits pas, les murmures, les non dits, les yeux dans le vague, les valides et les vieux tout secs, des presque immortels attroupés, abandonnés par celui ou celle qui les a quittés. De leur émotion Madame G. n’a que faire, c’est comme une séance de cinéma, un passe-temps, une manière d’oublier le vide de l’existence. Elle se laisse entourer, passive, éloignée de son mari muet.
Aucun psychiatre ne s’est penché sur le cas de Madame G., mais lorsqu’on lui demandait d’où venait ce goût macabre, elle se sentait désemparée et répétait : «  Je ne peux pas faire autrement… je ne peux pas faire autrement… »
Son propre cortège funéraire fut assez peu fourni.

Copyright Didier Chabbert 22/01/2025
Photo de Julia Kadel sur Unsplash


 

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