Piste d’écriture : Une scène derrière une scène, avec Anne Bourrel
Décrire en manifestant les intentions sous-jacentes – ou en faisant entrevoir la projection du narrateur
Le texte
Ils sont venus vers elle à petits pas. Ils se sont rapprochés tous ensemble. Ils l’ont encerclée. Elle les dépassait d’une tête. Leurs yeux gris furetaient presque fermés sous les paupières. Laure ne les connaissait pas. Leurs bouches en croix chuchotaient, leurs bouches susurraient.
Il s'agit du début de « L’invention de la neige », d’Anne Bourrel, éd La Manufacture de livres, 2016. Quelle scène vous évoque ces quelques phrases ? Vous attendez-vous à ce qui suit ?
Ils sont venus vers elle à petits pas. Ils se sont rapprochés tous ensemble. Ils l’ont encerclée. Elle les dépassait d’une tête. Leurs yeux gris furetaient presque fermés sous les paupières. Laure ne les connaissait pas. Leurs bouches en croix chuchotaient, leurs bouches susurraient. Un par un, ils lui ont fait la bise. Ils la reniflaient, cérémonieux et propriétaires. Elle, restait muette, immobile, les yeux rougis perdus dans le vague. Ils avaient des doigts noueux, des gestes saccadés. Ils étaient encore valides, mais secs, tous ces vieux à casquettes qui palpaient ses cheveux blonds soyeux, qui tapotaient son dos, ses avant-bras, ses épaules fines sous un pull-over de laine sombre.
Ventres gonflés, mollets allumettes, robes chasubles de coton gris, des vieilles permanentées la flairaient avec des airs de fouine. Il y avait ceux du village et ceux, presque immortels, membres éloignés de la famille, que l’on ne retrouvait qu’aux enterrements, les spécialistes en somme.
Tous s’étaient attroupés autour de ma fille, tous voulaient serrer ses poignets minces et ses longs doigts abandonnés. Ils n’avaient pas l’air d’y croire, elle était vivante.
Laure avait les yeux trop pleins de larmes pour les distinguer les uns des autres. Elle s’est laissé embrasser. Elle n’a pas pu faire autrement.
Ça aurait duré si je n’étais pas intervenue. Je l’ai prise à part. Ils se sont désintéressés d’elle. Ils l’avaient assez reniflée.
Commentaire
Morts-vivants ? Vampires ? Affamés ? On sent de l’agressivité, de l’envie, de la gourmandise - on peut aussi y lire du désarroi. Laure, en tout cas, est décrite comme une proie, désemparée, belle, fragile, « abandonnée ». Et surtout : « elle était vivante ». Et elle vient d’ailleurs. Elle dénote. Ce qui donne envie à « ceux du village » et les autres, « presque immortels » de l’approcher, de s’imprégner.
Quant à Laure, elle se laisse entourer, passive. « Elle n’a pas pu faire autrement ».
En tout cas, elle ne réagit pas à cet accueil. Peut-être est-elle trop immergée dans son chagrin pour ressentir ces pressions, ces attentes. Peut-être aussi est-ce la mère de Laure, celle qui raconte, qui exagère, qui projette.
Il semble aussi que Laure a quitté le village, et qu’elle revient, pour peu de temps, parmi les siens. Il y a comme une revendication.
Le vocabulaire accentue l’aspect animal, instinctif, physique, presque sauvage, de la scène. Le contraste crée une autre scène en filigrane, ce qui pourrait se jouer, ce qui ne se jouera pas.
Pistes d’écriture :
- Essayez de réécrire la scène, ou sa suite, en vous mettant dans l’esprit et le ressenti de Laure.
- Faites résonner une phrase du texte, voyez où cela vous mène.
- Imaginez une scène qui se prête à une scission :
o ce à quoi on serait poussé, ce qui se passe dans la réalité ;
o l’intention contenue, qui se manifeste à travers des manières d’être et un vocabulaire ;
o la scène, et une projection, un souhait ou un fantasme