Sac de nœuds, Bernard Delzons

Sur la piste d'écriture Alchimie relationnelle, "Liv Maria".

Comme chaque samedi, Émilienne tenait le stand des « Restos du cœur » de la place des Carmes. Devant elle, il y avait déjà une foule en file indienne qui attendait qu’elle donne le signal de la distribution. Elle avait immédiatement reconnu deux personnages qu’elle voyait régulièrement, mais pour la première fois, elle les voyait ensemble, l’un derrière l’autre. Elle se demanda un instant s’ils se connaissaient, mais la scène qui suivit lui fit comprendre que non. Elle, Natacha était Ukrainienne, elle était arrivée en France juste avant l’invasion de son pays par les Russes. Lui, Adrien était Albanais, il avait choisi de venir parce qu’il ne trouvait pas de travail dans son pays. Elle, avec son fils d’une dizaine d’années, avait une chambre avec un coin-cuisine dans une famille d’origine maghrébine, lui était logé dans un foyer de la « Croix Rouge ». Elle était femme de ménage et lui manœuvre pour une petite entreprise de maçonnerie. En raison du conflit que subissait son pays, Natacha avait obtenu rapidement une carte de séjour, par contre Adrien était en situation irrégulière.
Émilienne était perdue dans ses pensées, heureusement Gabriel, l’homme qui l’accompagnait ce matin là, l’interpella pour lui signifier qu’il était temps de démarrer.
Elle hissa le petit drapeau vert, qui marquait le début de la distribution. Au début, tout se passa normalement, les gens s’approchaient, elle vérifiait rapidement leur droit et leur donnait les provisions dont ils avaient besoin en fonction de leur situation de famille. Mais ce samedi, il y avait plus de monde que d’habitude et Émilienne se rendit vite compte qu’il n’y aurait peut-être pas assez pour donner à tous.
Justement, Natacha et Adrien étaient encore bien loin dans la file d’attente. Émilienne pensa qu’elle n’aurait, sans doute, rien à leur proposer. Elle évita de les regarder, mais pensant qu’il valait mieux donner un peu à chacun que rien du tout à d’autres, elle commença à diminuer les rations des personnes qui passaient devant elle.
Il n’y avait maintenant plus que trois ou quatre personnes avant que ce soit leur tour. C’est justement le moment que choisit Adrien pour passer devant la jeune femme. Aussitôt, celle-ci poussa un cri de désapprobation dans une langue incompréhensible pour tous, elle semblait apostropher l’homme, de plus avec son parapluie, elle paraissait le menacer. Celui-ci, tout aussi véhément, se mit aussi à protester, dans une langue tout aussi incompréhensible. Gabriel monta sur un tabouret et menaça d’arrêter la distribution si le calme ne revenait pas. Puis il déclara que les deux protagonistes seraient servis en dernier. Comme ils ne comprenaient pas, Gabriel s’approcha et les mena à la toute fin de la file.
Ce fut enfin leur tour, ils étaient tous les deux face à Émilienne, avec leur cabas ouvert. Consciente que la dispute pouvait recommencer, celle-ci prenait garde de mettre exactement la même chose dans les deux sacs, deux carottes, puis un kilo de pommes de terre, un litre de lait, une boite de haricots… Elle se retourna pour attraper un sac de pommes à distribuer à chacun. Elle fut prise de panique, il n’en restait qu’un. La logique voulait qu’elle le donne à la jeune femme qui avait un enfant, mais elle savait aussi que l’homme était malade et qu’il ne travaillait pas depuis quelques jours, il en avait sûrement besoin aussi. Elle les regarda, vit leur regard hostile. Elle pensa ouvrir le sac de pommes et en partager le contenu. Adrien se mit à manifester sa contrariété, tout comme Natacha, mais brusquement ils s’arrêtèrent devant l’air catastrophé d’Émilienne. Ils se regardèrent un instant, prêts à se mordre, mais quand le jeune garçon, le fils de Natacha, rejoignit sa mère, Adrien éclata de rire, il serra la main de l’enfant, puis il prit le sac de pommes et le tendit à la jeune femme. S’il n'avait pas identifié la mère, il connaissait le garçon pour l’avoir vu dans son école où son patron avait un chantier.
Émilienne les vit repartir, pas bras dessus, bras dessous, mais presque. Elle se demanda comment ils pouvaient se comprendre. Elle ne les revit pas pendant plus de deux semaines, mais quand arriva le troisième samedi, elle les aperçut de loin, main dans la main, avec le petit derrière eux.

Ce ne fut que plusieurs semaines après qu’elle apprit ce qui s’était passé. Quand ils avaient quitté le stand, une ou deux rues plus loin, Dimitri, le jeune garçon avait failli se faire renverser par une voiture. Adrien avait lâché son sac et avait rattrapé le gamin de justesse. Toutes ses provisions étaient répandues sur la chaussée. Natacha, après avoir pris son garçon dans les bras, rassurée, se baissa pour ramasser les denrées et les remettre dans le sac, Adrien s’était accroupi pour terminer. C’est alors que leurs mains s’étaient touchées. Ils s’étaient alors vraiment regardés pour la première fois, et un sentiment inattendu les avait envahis. Tout aurait pu s’arrêter là, si Dimitri n’avait suggéré d’inviter Adrien à déjeuner pour le remercier. Ils avaient ainsi préparé un repas à quatre mains, en mélangeant les aliments des deux paniers.
Le déjeuner s’était déroulé dans la bonne humeur, mais quand il fallut se séparer, Adrien tendit discrètement à Natacha un morceau de papier avec son numéro de téléphone. Elle avait longuement hésité à l’appeler, ils ne parlaient pas la même langue et ni l’un ni l’autre ne connaissait suffisamment le français pour communiquer.
Finalement, elle s'était décidée, ils s’étaient revus et leur attirance mutuelle avait fait le reste. Mais, à vrai dire, leur isolement dans ce pays qu’ils connaissaient à peine les avait aussi rapprochés.

 Depuis des mois, Émilienne ne les voyait plus à la distribution, leur situation s’était largement améliorée. Natacha avait obtenu un petit appartement grâce à une assistante sociale très dévouée. Mais ils venaient la voir au dépôt et tour à tour, ils lui confiaient leurs petits secrets. Ainsi, elle apprit que Natacha attendait un bébé. Adrien avait retrouvé un travail mieux rémunéré, avec leurs deux salaires ils ne se débrouillaient pas trop mal. Le seul point négatif était qu’ils ne pouvaient pas vivre ensemble, l’appartement était trop petit pour trois et bientôt quatre. L’assistante sociale leur avait dit que lorsque l’enfant serait né, elle pourrait, peut-être, leur trouver un appartement plus grand.

Aujourd’hui, Émilienne est invitée chez eux dans leur nouveau logement. On lui a demandé d’être la marraine de la petite fille. Si celle-ci porte le prénom choisi par sa maman, « Zara », son nom de famille est celui de son papa. Mais elle est française et ukrainienne. Elle a maintenant presque deux ans, elle va à la crèche et commence à parler, un mot en albanais, un autre en ukrainien, deux en français... Mais elle n’a pas besoin de parler pour se faire comprendre et réclamer des chocolats que Natacha a cachés au-dessus de l’armoire du salon, il faut ruser et changer souvent de cachette. Dimitri est un peu jaloux, mais il en profite pour se faire gâter par sa mère, qui ne veut surtout pas qu’il se sente délaissé. Il va à l’école et il est le seul de la famille à parler vraiment le français. 
Émilienne a apporté une robe blanche pour la petite qui servira pour le baptême. C’est plus par attachement à leurs racines que par conviction religieuse qu’ils tiennent à cette cérémonie. Ils sont tous les deux chrétiens, l’un orthodoxe, l’autre catholique. Mais Adrien n’a pu choisir aucun de ses amis français comme parrain parce qu’ils sont tous musulmans, alors ils ont demandé à Gabriel s’il voulait bien. Émilienne a été surprise qu’il accepte, car elle le pensait communiste. Il lui a simplement répondu, quand elle l’avait interrogé, qu’il n’aurait jamais laissé passer cette occasion de l’avoir comme commère! 

Émilienne a tout de suite remarqué l’air renfrogné du petit Dimitri quand Natacha a ouvert la boîte avec la robe de baptême. Aussi, elle lui a discrètement glissé un petit billet dans la poche en lui disant au revoir. Elle était heureuse en rentrant chez elle et se surprit à chantonner une comptine de son enfance.

C’est un extrait du roman de Julia Kerninon « Liv Maria » montrant la rencontre improbable de deux personnages, racontée par un témoin privilégié qui m’a inspiré cette courte histoire. Toute ressemblance avec des personnes existantes serait due au pur hasard !

Copyright texte: Didier Delzons. Photo de Ryan Arnst sur Unsplash


 

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