(1) "Promets-moi que tu seras calme", par Chantal Joanny
Piste d’écriture : ce qui est pensé, ce qui est dit.
C'est là sur le Mont Cervin que Larreta l'avait croisée, assise au bord du sentier, auscultant ses pieds endoloris, secouée d'un « Merde ! » exaspéré.
Alertée par le ton dépité, Larreta fait demi-tour et l’interpelle : « Avez-vous besoin d’aide ? ». Voyant ses ampoules prêtes à éclater, son air épuisé, « Voulez-vous des pansements ? », et d'enchaîner : « Moi c'est Larreta, et vous ?»
« Estelle. Ce n'est rien, ne retardez pas votre groupe, je vais me débrouiller », bougonne-t-elle de sa voix plaintive, tout en agrippant sa boîte de sparadrap, sans même la regarder.
Déjà, ce pas là, de trop ? se remémore Larreta. Déjà là, ça avait démarré, l’ambitus installé, les rôles distribués. Larreta avait insisté, se voulait rassurante, intriguée par cet être qui semblait à vif, et qu'elle pensait pouvoir sauver peut-être ?
Se rencontrer, se trouver, se reconnaître, ou illusion d'êtres ?
Elles s'étaient revues. Mais toujours anxieuse, Estelle, cette femme de petite taille, fine, volontaire, à la longue chevelure blonde affleurant la cinquantaine, était soignée, pleine de charme et d'énergie, séduisante même...
« Faut que je me tire d'ici » s'exclamait-elle.
Estelle venait de changer d'appart, de quartier. Plus de téléphone ni d'internet.
En attendant, elle squattait les cybercafés pour passer ses mails, envoyer les papiers nécessaires au déménagement, avant de courir dans le dédale des administrations. Elle s’était déjà heurtée au notaire pour la vente, plus le notaire de l'acheteur, le banquier pour le crédit, l'agent immobilier, le relevé des taxes, de l'achat de l'appartement, « la déclaration de propriétaire n'est pas conforme, votre dossier n'est pas complet, ce papier n'est pas le bon, il manque une signature au justificatif d'achat, il y a un bug, repassez la semaine prochaine. »
Elle en pleurait de rage, accusait ces rimailleurs de désinvolture, manquant de compassion, et de patience pour la béotienne qu'elle était.
« Je n'en peux plus, dès que tout est réglé, je me tire », serinait-elle à Larreta chaque fin de semaine à l'apéro, et « Faut que j'arrête de boire ». Elle buvait le soir sur le carton du micro-onde en guise de table, au centre du salon, accoudée à l'unique fauteuil de jardin pliant qui avait bien voulu rentrer dans sa voiture, verre à pied fringant récupéré dans le désordre ambiant de cet appartement sans mémoire.
Larreta, sa nouvelle amie, grande bringue aux cheveux noirs coupés courts, même âge, à la carrure imposante, l'invitait à larguer au cours de leurs week-ends de rires et de sorties, ses soucis qui resurgiraient bien trop vite.
Et Larreta de penser, à son contact, J'ai bien le temps moi aussi de me tirer, bien envie de partir, pas d'autre projet en vue, vas-y fonce !
Samedi 11h, la brune lâchait son livre, de son canapé s'étirait, Estelle ne va pas tarder, vite ménage, courses, qu'est-ce qu'elle aime, ah oui les fraises, le chocolat, un gâteau et l'immanquable breuvage pour l'apéro.
Et surtout discuter de ce projet jeté au vol d'une réflexion désabusée, renouvelée, avec le « faut que je me tire d'ici » en écho.
« Avec moi ? Avec toi ? Pourquoi pas, on commence à se connaître » répond Larreta enthousiaste. Et le Promets-moi que tu seras calme restera dans les limbes des non-dits ou des sous-entendus évidents.
Partir ensemble, distancier sinon oublier ces derniers mois de galère, se donner la main. Des entailles de leurs êtres luminescents, sortir de la nuit.
Compter avec les dégâts les chances les opportunités ou ce qu'il en restait.
Larreta connaissait bien ce qu'avait vécu Estelle. Alors, par ce voyage, lisser, saigner les gorges arides de son double perdu ?
L'ordi ouvert, s’immisçant dans les allées obtuses de propositions, toutes deux slalomaient entre la jouissance et le sérieux du projet.
Pas trop cher, pas trop froid, pas trop loin, pas de bagage, confortable, mer ville montagne, léger et sans moustiques, leurs exigences s'étalaient.
Estelle : « On va marcher au moins ? »
Rejeter sur des kilomètres hargne et détresse.
Larreta, conciliante : « Bien sûr, on va aussi se détendre, bailler aux quatre coins de l'île, étendre nos ailes sur ce radeau volcanique. »
Elle poursuivait : « Éprouver le silence, les espaces hostiles et le charme des criques isolées, s'allonger sur le sable noir, les galets lissés par les marées, bercées par les alizés. »
Et si la lave démoniaque ressurgissait pour s'accorder à nos ébats ? ne disait-elle pas.
Quelques mois plus tôt, le mari d’Estelle était parti, elle pensait jeter ses cendres à la mer de la plage du Lazaret à Sète, là où il l'avait rencontrée, 29 ans auparavant. Et personne ne le remplacerait, avait-elle décidé.
Pourtant partir ensemble, distancier sinon oublier, pourquoi pas ?
**
Le passé, Estelle ne pourrait s'en débarrasser, il s'était creusé dans sa peau-même, ses viscères, ses neurones et ce n'était pas un déménagement ou la fuite qui l'abolirait.
Elle avait dû trancher dans les objets accumulés, s'alléger de leur mémoire, d'un quotidien dévasté.
L'enlacement qu'elle avait éprouvé en soupirant auprès de ses amies, jusqu'à l'étouffement les soirées qui s'éternisaient sous le tilleul...
S'extirper des traces de beuveries jonchant les parterres de fleurs : les matins sombres la tiraient vers le cabinet dentaire. Assistante, elle reprenait son rôle, précise, maquillage impeccable, tenue repassée, le rituel du café toujours prêt, avalé avant de partir dans son bol ébréché orné de roses, roses anciennes, roses Brigitte Bardot. Il lui venait de sa grand-mère disparue en mer suite à un défi, elle gardait le parfum de ces mêmes fleurs lancées sur le bateau d'adieu.
Toutes les lettres d'amour, les photos amoncelées sur la terre encore humide de rosée, avaient du mal à s'enflammer, de l'essence, vite !
Les yeux rougis de hargne, d'innocence, naviguaient, elle s'était vraiment mise à boire.
La voix elle-même avait changé, montant dans les aigus, insoutenable. Elle s'était retrouvée seule, les avait-elle chassés, les copains, copines, couples qui tournoyaient ?
Un champ de mines, avait-elle érigé ?
Partir de, aller vers, elle avait agi dans la précipitation, du non-suicide à la destruction.
Enfin un signe. Depuis un an qu'elle avait mis en vente leur maison, pleine de doutes, sans accroche, elle allait la retirer de l'agence lorsqu'un acheteur, unique, déterminé, se présentait.
Sauvée. Sauvée de son passé ?
Être grande, être forte, être digne.
Pour la fine créature tendre et dure, gâtée puis délaissée, séductrice et assassine, le bâton de randonneur la réconfortait.
Lever à l'est, nerfs tendus, dans sa tête, toujours Il faut que je me tire d'ici !
Et elle avait rencontré Larreta, son contraire, posée par le poids des livres et son métier de libraire, célibataire assumée.
**
Quelques mois plus tard, elles s’y retrouvent, sur l’île.
Estelle : « Le sac est lourd, je ne sens plus ma main, tu es sûre que c'est par-là ? On n'a pas assez préparé. »
Larreta : « Mais si ne t'en fais pas… »
Estelle : « Va-t-on louer une voiture ? Je me plierai à ta décision. »
« Non, ce sera un choix assumé de concert », rétorque Larreta. Assumer est son leitmotiv.
Après avoir tergiversé entre le loueur de voitures et l'agence touristique, elles élisent le bus de tourisme pour une journée de découverte des spots de l'île. Ensuite le bus local pour quelques virées au gré des lignes offertes.
Installées dans l'appartement réservé, elles ont pris leurs repères dans le quartier.
Mais Estelle reste toujours sur le qui-vive. Dès la veille de la première excursion, ses angoisses ont fusé. Alors qu’elles logent à 80 mètres d'un arrêt, Estelle : « à quelle heure y a-t-il un bus, est-ce bien cet arrêt, quelle direction ? Il ne faut pas tarder. »
Larreta : « Mais c'est à coté à deux minutes ! T'inquiète, cool ! »
Le disque de la patience rayé, Estelle l’énerve, elle atteint ses limites et le lui fait comprendre.
« Ne le prends pas mal, on est bien quand même, il fait super beau, et puis si on a loupé ce village, on aura marché, c'est ce que tu voulais non ? »
Estelle en victime : « Moi qui fais tout pour te faire plaisir ».
Laquelle supporte l'autre ? Le défi se transmet. 17h, de retour de la plage, « Je vais faire des courses, tu veux quoi pour ce soir ? moi une tomate, de l'eau et du pain me suffisent ».
Ce si peu à digérer fait bouillir Larreta : « Ben chais pas pour ce soir, c'est maintenant que j'ai faim ! » « Tiens, il me reste un biscuit ! »
Non, Larreta voulait plus grand, plus chaud, plus appétissant. Et puis elle en avait marre d'être la plus conciliante et celle qui soutient, les douces résolutions expirent sous les tensions.
Alors, même ici ? Elles ne s'étaient pas attendues à ça, mais si, c'était inévitable. L'harmonie projetée n'était pas spontanée. Leurs personnalités, dans cet espace réduit, se confrontaient. Obséquieuse finalement, l'offre de Larreta de partir ensemble pour tout réparer. Estelle et son mari avaient vécu en fusion, elle avait ainsi des demandes excessives. Frustrant. Inévitable.
**
Le manque par moments refaisait irruption. Le manque de lui. Estelle répétait d'où elle avait pensé jeter ses cendres à la mer. Elle répétait : « Je bois trop ». Elle répétait : « Me tailler d’ici. »
Encore ? avait envie de répondre Larreta. Estelle répétait : « Personne ne le remplacera. »
Et ces cendres, que finalement elle n’avait pas jetées. Qui pesaient. Qui s’imposaient.
« Me tirer d'ici », répétait-elle encore. « Vivre ici et maintenant », scandait Larreta.
Lire la suite, épisode 2