(2) "Promets-moi que tu seras calme", par Chantal Joanny
Parer au plus pressé pour se reconnecter.
Larreta aussi, à son tour, sentait couver son volcan intérieur.
En creusant ses ténèbres, des fers rouillés, des épées incisives, des cadavres, des phrases assassines resurgissaient. Larreta n'en finissait pas de percer le cloaque du passé, fantasmer ou torturer ses fantômes en déchirant chaque page vierge qui l'aurait absoute.
Larreta, posée ? Illusion de sa prestance. Elle s'était construite en strates depuis son enfance. Une famille désorganisée où les crises du père les terrorisaient, la mère qui l'affrontait pour protéger ses deux plus jeunes enfants qu'elle avait planqués dans son dos, ceux-ci prêts à disparaître dès la tempête calmée. Mais la nuit Larreta, la pitchoune, rêvait que c'était elle qui emmenait son frère et sa mère, loin, cachés dans une charrette à travers la montagne pour échapper aux bandits qui les poursuivaient. Bandits qui avaient l'agressivité du père. Plus tard, elle endossa souvent le costume du sauveur.
Elle avait renouvelé le schéma avec Estelle, oubliant qu'elle devait aussi se secourir elle-même.
De sommet en sentier peu à peu le silence la recouvrait.
Ici, sur cette île volcanique elle avait cette double mission, être libre, respirer, harmoniser durant le séjour ces quelques pas à l'unisson de sa compagne de voyage.
Napper la surface de sublime, d'ailleurs.
Courir frénétiquement entre les vagues, goûter la transparence, fouir le sable.
Distancier, sinon oublier le volcan intérieur.
***
Sur la plage de V, Estelle avait réparti les cendres de sa moitié. Il restait le coffret en bois de rose, il faudra l'écrabouiller, on ne peut pas l'offrir à l'avenir.
Larreta : « Je t'en prie, promets-moi que tu seras calme, donne-toi à cette heure chaude. »
L'une à l'autre se confient enfin par bribes, silences, effacements, le rythme cassant suintant déraillant époustouflant jusqu'à la fêlure.
Elles se confient l’une à l’autre, sincèrement amies, espèrent-elles.
Mais Larreta étouffe, de douceur les pointillés chutent, le sol abrupt résonne, elle ricoche à l'angoisse d'Estelle. Encore, à nouveau l'angoisse.
Pourtant, le petit village, l'arrêt de bus, le soleil et la mer à droite, à gauche pas de quoi se perdre. « Mais c'est ma nature, répond Estelle, d'être stressée. »
Rien décidément ne suffit à la détendre !
Et c'est sur le trottoir défoncé que ce jour-là, Larreta s'étale, de rage.
Le village suit la scène inquiet, prêt à intervenir.
« Fous le camp », lui jette-t-elle en partant de son côté.
Larreta se relève, honteuse de s'être énervée. Il est trop tard, la scène a déjà eu lieu.
Estelle : « Tu vas me reprocher de t'avoir fait tomber, maintenant ! »
Atteinte, une aile cassée, Estelle s'enfuit. Elle ajoute, à son poids de nerfs liquoreux, de l'acide.
«Qu'elle brûle!» s’écrie-t-elle maudissant Larreta, sorcière démantelée, elle renaît poings serrés.
Larreta entend son cri au loin et sourit.
D'un champ de lave éteint, de contrastes étincelants au soleil ardent, l'âme se délie.
Crie, répands-toi, exulte !
Elle la retrouvera plus tard. Elles se retrouveront.
***
De la terre noire à perte de vue surgissent quelques haciendas, toutes de blancheur campées, résistantes. L'âpreté du paysage crispant et lisse, les innerve.
Dépouillées, Larreta, Estelle, deux solitudes à l'assaut du temps, d'elles-mêmes, miroirs de ces terres redoutées, pansent leurs blessures.
Le volcan repose sur ses fureurs passées, tel un lion le ventre plein d'un petit cerf apeuré.
Leur amitié houleuse, de rires, de dénis en défis, de voyages, jusqu'à l'esclandre renouvelé, fatal, de l'intime au public, se déliera-elle ? Ou les déliera-t-elle de leurs rôles étranglés ? Sortiront-elles de cette impasse ?
La terre noire fume de leurs entrailles entamées.