Par-faite, par Marine René
Piste d'écriture: Magnifica et le stylo doré
« Élisabeth, vous êtes PARFAITE ! »
Monsieur Stroesner, le grand patron de « Voibien », la célèbre presque multinationale, étouffait de plaisir sous sa cravate rouge à motifs bleu-marine ; Monsieur Lecourvoisier se rengorgeait lui aussi, comme un rouge-gorge juste sorti de sa flaque d'eau au printemps ; quant à Madame Delattre, la DRH2, elle jubilait : c'était quand même elle qui pouvait se targuer d'avoir embauché Élisabeth,il y a déjà presque trente années de cela.
La secrétaire de direction de ce pôle, la fameuse Élisabeth encensée en ce jour spécial d'anniversaire, se taisait.
Oui, bien sûr, on attendait d'elle un petit discours pour énumérer le bilan des actions des années précédentes. « Une stratégie de lion ! » tel en était le titre. Oui, bien sûr, elle l'avait préparé avec la cheffe, tapé, lu, corrigé, modifié, amélioré, relu et même à haute voix bien sûr. Bien sûr, elle l'avait parfaitement tapé ce discours, et imprimé aussi, pour la hiérarchie. Bien sûr – je le redis – elle l'avais parfaitement corrigé (en plus du correcteur automatique du logiciel bien sûr) Bien sûr, il était parfait.
Et elle se taisait.
On lui avait tendu le micro, qu'elle retenait gauchement, au risque de le laisser échapper.
« Allez, Élisabeth, vous êtes parfaite ! »
« Et je veux que ce soit parfait ! Tu m'entends Élisabeth ? : PAR-FAIT ! »
Élisabeth, Lili, a sept ans ; elle aime courir dans les champs comme un zèbre, et aussi après les libellules ; il n'y a pas si longtemps, elle croquait encore les petits escargots dans le jardin, avec la coquille.
Elle attrape le plumier dans sa boîte en bois dont elle adore faire coulisser le couvercle dans ses deux rainures (elle y passe beaucoup de temps dès que la gouvernante, qui l'aide à faire ses devoirs, retourne à la cuisine surveiller le tapioca du soir.) « Zip, zap »... : un vrai régal ! L'instrument de torture, le plumier, est plus difficile à manipuler ; heureusement qu'il y a des arêtes planes sur les côtés pour freiner la rondeur de ses doigts et discipliner le mouvement. Car il est hors de question que la plume se perde en glissades, arabesques folles ou accents baroques dansant sur feuille blanche ! Non, il faut écrire des lignes SUR des lignes. Il faut recopier un texte qui est sur le livre d'école, des phrases qu'elle ne comprend pas toujours. Il faut écrire. Parfaitement.
Sa main accrochée au porte-plume se dirige vers l'encrier pour le faire boire ; c'est un petit bassin creusé aux confins Est de la savane en bois de la table ; Émilie l'a rempli à ras bord aujourd’hui, comme si d'autres animaux : lions, léopards … allaient venir s'y abreuver aussi…
Lili voyage… Sa plume est un zèbre qui caracole, elle rêve de zébrer une belle page blanche...
« Et que ce soit parfait ! »
Le stylo reprend sa course mesurée vers l'encrier et y plonge sa flèche...un peu trop de curare peut-être... la guerrière masaï Lili récupère son arme et tend son arc en direction de la feuille... qui se trouve être en fait un cahier, avec des lignes, beaucoup de lignes, car comme c'est le début de son année de neuvième, on a laissé les entre-lignes pour faire la barre des « t » …
Il faut faire les devoirs, Madame Émilie, la gouvernante, va bientôt revenir et se fâcher. Élisabeth recopie bouche ouverte la première phrase. Pleins et déliés, elle est tout à son ouvrage ; elle doit ravaler sa salive qui commence à couler de sa gueule comme le lion sa bave devant le zèbre assoupi. Elle croit finir la phrase mais cette dernière est un peu longue et la teinte de l'encre noire a viré au gris-souris ; il n'y a rien à faire, il faut réarmer la plume : le Sergent Major, tout à son office, fier de son grade et de sa mission, prend la relève et, bien droit, traverse la place d'asphalte et, bien droit, plonge la tête jusqu'à la garde dans l'encre noire. Il ressort, toujours aussi fier et reprend sa marche jusqu'au cahier...
Hélas ! Ce que craignait la petite fille est arrivé ! Déjà ! Bien sûr qu'elle avait préparé le buvard de papier-soie sous sa main droite. Bien sûr qu'elle avait cru anticiper l'incident. Mais sa plume est trop large, trop pleine, trop sérieuse.
Une magnifique tache bien ronde s'étale gracieusement par-dessus la leçon d'écriture de la veille, en plein milieu, en haut de la page, masque quelques syllabes, mais ne masque pas l'effroi de la petite écolière : Elle est bonne pour recommencer la page entière !
Autant de fois qu'il le faudra.
Autant noyer l’encre dans ses larmes.
On dira qu'elle est loin d'être parfaite, Élisabeth.
C'est difficile de tremper sa plume de la main gauche dans un encrier situé à droite.
Elle ne sait pas encore qu'être gaucher.e n'est pas une tare.
« Allez, Élisabeth, on vous attend ! »
Oui, elle est fière, Élisabeth, de son parcours de secrétaire, chez « Voibien » et ailleurs ; elle a gravi bien des échelons, parcouru bien des kilomètres dans la savane de l'emploi, croisé bien des guépards dans les couloirs de l'entreprise... Aujourd'hui, elle fait partie de celles dont on parle en disant que le jour où elle prendra sa retraite, le service s'effondrera. On lui fait confiance. Elle est dans les confidences.
Et elle rédige bien.
Oui, elle est parfaite dans son milieu et elle le sait bien.
Et elle lit son discours :
« Il y a dix ans, Voibien voyait le jour dans la jungle du négoce ophtalmologique. De la branche « Optique », l'entreprise est descendue dans la plaine de la hi-tech chirurgicale. Aujourd'hui, elle est reconnue partout dans l'Hexagone comme une pointure dans le domaine médical. Aujourd'hui, elle conçoit des nano-produits.
Aujourd'hui, Voibien s'écrit dans l'œil du lion. »
Texte Marine René, Photo de ???????? Janko Ferlič sur Unsplash