Sous un ciel sans rêves... par Marine René

Piste d'écritureChoisir quelques titres parmi les 33 de "Le plus bel endroit du monde est ici" de Francesc Miralles,  et les intégrer dans son texte, ou en faire de courts chapitres. (J'ai choisi de les garder dans l'ordre de la liste).

  1. Sous un ciel sans rêves.

 

Il faisait encore nuit lorsque Laure posa son pied gauche sur le carrelage de tomettes glacial ; où avait-elle pu encore laisser ses chaussons ? La tête embrumée par ses auto-reproches, elle se rappela néanmoins Fidel, le chiot que sa sœur Aurélie lui avait laissé en garde pendant un de ses sempiternels voyages à Cuba.  « Évidemment, c'est encore cette satanée petite bestiole qui avait emporté ses mules quelque part ! » À petits pas sur la pointe des pieds, la femme peu réveillée se dirigea jusqu'à ses chaussettes, posées à califourchon sur le barreau de la chaise. Il faisait froid dans cette maison humide. La petite lampe de chevet à l'abat-jour gris jetait un halo limité sur les meubles de la chambre.

Dans la salle de douche, Laure enfila son pantalon de toile épaisse, d'une couleur gris-marron indéfinissable (aujourd'hui, on dirait « couleur taupe » et ces pauvres animaux doivent se retourner dans leur terre, eux qui arborent un pelage velouté d'un marron chocolat si profond …)

Elle attrapa sa veste-blouson dans la pièce de vie , se demanda pourquoi elle arrivait encore à la nommer ainsi – même seulement dans sa tête – et glissa ses chaussettes sèches dans des bottes de pêche, après les avoir vaguement époussetées, pour le confort peut-être.

Pas de café ce matin.

Dehors, de vagues brumes marines ouvraient le ciel à l'horizon avec un couteau, comme s'il s'y refusait. C'était un jour sans rêves.

 

    1. Des nuages passent.

 

Laure travaillait dans les salins de la baie. Ces derniers se trouvaient de l'autre côté de l'estuaire, éloignés d'une petite dizaine de kilomètres de sa maison, elle-même située en périphérie de la ville. Elle devait donc se rendre au site en voiture.

Lorsqu'elle arriva devant le portail grillagé, le jour se levait résolument. Des lambeaux de nuages zébraient un ciel dont on ne pouvait identifier ni même qualifier la teinte : gris souris trop clair ? chaussettes défraîchies ? bleu très sale très délavé ?

Levant les yeux vers ces nuages, la quarantenaire soupira de désolation : la journée s'annonçait « tristoune » et sa déprime risquait décidément de s'ancrer comme un pieu dans la vase ancestrale du quai...

Laure repoussa ses idées noires qu'elle voyait à peine se refléter dans l'eau glauque du premier bassin de rétention. Elle avait du travail, avant que les employés n'embauchent à neuf heures. Aujourd'hui, il fallait trier le matériel, en faire l'inventaire, le mois d'octobre annonçant déjà les bilans comptables de fin d'année...

Elle se dirigea vers l'entrepôt afin de l'ouvrir. Au loin, un coq faisait une joute verbale avec un chien.

« Zut ! Le chien ! J'ai oublié le clébard à la maison ! Je ne l'ai même pas sorti sur la terrasse, il va pisser partout ! Au fait, d'ailleurs, pourquoi n'a-t-il pas aboyé lorsque je me suis levée ? Pire, pourquoi ne s'est-il pas jeté dans mes jambes, comme le font ces animaux incapables de se prendre en charge tout seuls ? Insupportables, quoi! »

Tout en râlant, la saunière ouvrait le portail de la vieille salorge de ciment, que son propre père avait construite il y a déjà plus de quarante ans. Depuis son décès six ans auparavant, peu de travaux d'entretien avaient été réalisés et elle devait batailler avec la porte qui jouait terriblement sur des rails et des gonds grignotés par l'air chargé de sel.

Et maintenant, que devait-elle faire ? Refermer, faire demi-tour pour aller gérer cette petite masse baveuse ? Ou laisser les choses aller leur train jusqu'à la pause méridienne, au risque de voir son logis abîmé, au risque d'entendre ses voisins excédés par les jappements ?

Elle mit les mains sur ses hanches, position qu'elle adoptait facilement pour réfléchir : ses rondeurs rassurantes l'aidaient à prendre les décisions. Elle se retourna, leva le regard et vit un nuage, tout rond, passer ; un incroyable petit cumulus comme sorti d'un rêve d'enfant, d'un blanc-chantilly mousseux se détachant sur un ciel anthracite.

Ce spectacle presque aussi surréaliste que le fameux tableau de Magritte lui fit l'effet d'un café ristretto.

Elle se retourna et fonça vers le parking de l'entreprise, sans même clore le vantail. Pourquoi ce chien ne s'était-il pas manifesté ce matin ?

 

  1. La table du passé.

 

Elle se hâta de reprendre le chemin vers la maison familiale, mais, comme d'habitude depuis deux automnes, ne manqua pas cependant de faire le détour qui lui permettait de ne pas longer le mur ouest du cimetière Saint-Laurent.

Arrivée devant la porte, elle appela immédiatement le chiot : « Fideeeel ! »

« Fidel, vous parlez d'un nom pour un chien qui n'est même pas foutu de répondre ! Ah ben ça, c'était un nom … révolutionnaire, qu'elle lui avait donné, la frangine ! Tu parles ! N'importe quoi ! »...

La salle de vie (« Le salon, allez, arrête de l'appeler comme ça ! ») le salon, donc, était désert ; le tapis de serpillières du chien était abandonné ; elle revérifia sa chambre, la salle d'eau, il ne répondait toujours pas. Les autres chambres, presque condamnées depuis au moins deux ans, exposaient leur porte close le long du couloir du fond. Restaient la buanderie et la cuisine. Il ne pouvait pas être dehors, elle se rappelait bien l'avoir gardé dans la maison hier soir. La laverie sentait à peine le linge, mais pas le chien du tout! Arrivée sur le seuil de la cuisine, pièce qui avait été rajoutée au bâtiment ancien, elle s'arrêta. Les volets des fenêtres donnant sur le jardin étaient tous fermés ; l'obscurité était presque complète, mis à part quelques raies grisâtres qui découpaient des sourires grotesques dans les persiennes. Elle alluma le néon.

Ce dernier grésilla un bon moment avant de se rendre à la raison.

D'abord elle ne vit rien, à part la sempiternelle vaisselle de la veille dans l'évier, le placard d'en face dont la porte pendouillait lamentablement (« Encore un truc à réparer ! » pensa-t-elle avec agacement). Mais elle sentit l'odeur : un parfum fade et écœurant, mêlé à un fumet indéniable de tome de brebis ! Elle tourna la tête vers le fond de la pièce, à droite, là où elle gardait son fromage, enveloppé d'un torchon blanc et posé sur une vieille table de camping. La table, recouverte d'un adhésif à carreaux rouge vichy défraîchi, était vide.

Au sol, il gisait.

La tomme mâchouillée avait roulé sous sa patte avant droite, comme pour donner une posture plus hiératique à ses derniers instants. La gueule ouverte laissait filer un  ruisselet écarlate, telle la parole indiscutable d'un magistrat chargé de trancher la vérité. La serviette blanche en nid d'abeilles formait, autour du cou du chien, un magnifique col d'hermine, joliment moucheté de petites taches carmin presque noir qui allaient en s'élargissant jusqu'à former une fine cravate sur son torse.

Le tableau n'était pas surréaliste.

Il était réaliste.

Il était atroce.

Et Laure ne pouvait pas arracher ses yeux de la table.

La table vide et branlante.

La table à carreaux rouges et blancs.

La table la renvoyait à une autre scène du passé.

 

  1. Lorsque le chien du bonheur te lèche la main.

 

Lilian aimait sa sœur aînée comme un chien.

Il avait trois ans de moins qu'elle. Elle était son maître et sa déesse. Il la suivait partout où elle allait, sauf en classe bien sûr, l'école des garçons et celle des filles étant encore distinctes à cette époque et au vu de leur différence d'âge de toute façon.

Le garçon avait eu une relation très différente avec Aurélie : née dix mois après lui, cette dernière avait toujours représenté une source de jalousie inconsciente, mais réelle. Ce n'est pas que leur mère eut fait plus grand cas de ce cadeau de retour de couches que représentait Aurélie qu'elle n'en faisait des deux aînés. Elle n'aimait pas vraiment ses enfants. Mais l'arrivée inopinée de ce petit raton fragile avait évidemment nécessité les soins minimums indispensables à la survie d'un nouveau-né. Lilian, avec ses presque onze mois de vie extra-utérine, passait après.

Heureusement pour lui, il y avait toujours, au-dessus de son berceau, le visage grimaçant de sa grande sœur-clown, qui séchait en un seul rire ses larmes de bébé. Elle le berçait comme une maman, délaissant sans hésitation ses poupées pour ce poupon plus crédible! L'attention de Laure accéléra de manière impressionnante la mobilité du jeune enfant qui galopa rapidement derrière sa grande sœur, peu de temps après la naissance d'Aurélie, pressé qu'il était de découvrir un autre environnement plus porteur.

Et c'est ainsi que le petit garçon se retrouva, très jeune, arpentant les sentiers du littoral derrière sa grande sœur, du matin jusqu'au coucher du soleil sur la Pointe Droite, ne faisant qu'une brève incursion à la maison pour le repas du midi. Ils se perdaient dans les marais, défiant toute prudence, au gré de leur insouciance.

Puis vinrent l'adolescence et ses tracas émotionnels et relationnels. Laure se lassa de l'or des genêts, de l'anis de la criste-marine, rechigna à la cueillette de la salicorne, bouda les jeux de plage, le ramassage des couteaux, bref, tout ce qui faisait les délices de l'enfance. De « petit toutou » -comme les ami/e/s de l'adolescente s'amusaient à le surnommer, Lilian se considéra comme étant devenu « le chien dans le jeu de quilles », voire « un pauvre chien abandonné ».

 

  1. Le bout d'un autre monde.

 

Dans la cuisine, Laure mit un moment à sortir de son inertie crasse. À peine avait-elle senti un frémissement dans sa paupière gauche à la vue du spectacle navrant ; elle n'avait pas bougé, même pas laissé échapper un cri d'effroi, et n'avait surtout pas pleuré. Elle était d'une autre trempe. Elle en avait essuyé assez, des trempes, petite fille, pour son manque de réactivité, entre autres ! C'est pour cela qu'elle empoigna sans hésiter balai et pelle pour mettre de l'ordre sur le carrelage encombré. « Quel idiot, ce chien : sauter sur une table aussi haute et aussi peu stable ! » Il s'était brisé le cou et blessé sur l'arête métallique du meuble. Elle détourna le regard cependant en vidant le contenu de la pelle dans un sac poubelle de cinquante litres : elle regardait déjà la serpillière qu'elle mouillait pour effacer les traces sanglantes de l'accident. «  Il sera bien temps d'expliquer cela à Aurélie lorsqu'elle appellera... ou bien non, pour régler l'histoire plus vite, je lui enverrai un s.m.s. ce soir, enfin, si j'y arrive ! » Elle n'était pas plus experte dans le maniement de son téléphone mobile, qu'elle ne l'était dans la communication en général.

En attendant, le travail la réclamait, les ouvriers devaient être arrivés, qui s'étonnaient de voir les portes ouvertes, espéraient la direction...

Le ciel avait repris une teinte uniforme, presque profonde, sinistre, et le fourgon blanc se détachait sur l'horizon, fuyant vers son destin.

 

Des fuites, elle en avait vues, Laure !

Déjà, celle de sa mère, dans les années soixante-dix. Cette dernière avait trouvé dans un poète chevelu, rencontré à la salle des fêtes un soir de printemps, plus de joies que dans son ménage ; la marguerite thermocollée sur sa guitare semblait plus gaie que le rire de ses enfants. Laure s'était donc retrouvée avec une belle double casquette : le jour, elle était patronne de la maison dans sa gestion domestique, mais dès que cette fonction – qu'elle exerçait avec le zèle et l'efficacité de sa jeunesse – était terminée, elle sortait de la maison, et son père accablé n'osait pas lui poser une seule question.

 

Ensuite, il y eut la fugue de sa petite sœur ; rebelle à souhait et pas du tout en retard pour son âge, Aurélie avait estimé que le choix de sa mère n'était pas si stupide et se mit à fréquenter, à temps presque complet, une maison du village, squattée par une bande de hippies bienveillants. Le père l'émancipa deux ans plus tard. À la mort de celui-ci, elle revint épisodiquement habiter la maison familiale, le temps d'un emploi en intérim dans le coin et bien sûr, lorsque ses voyages aux Caraïbes le lui permettaient.

 

Pour terminer, il y eut le grand voyage de Lilian. Il n'avait que quatorze ans lorsqu'il rencontra sa première seringue ; lui aussi était précoce. Il lui fallut vingt-trois années pour arriver au bout de son autre monde.

 

  1. Les magasins des comptes à solder.

 

Laure sursauta, comme sous la piqûre d'une guêpe : elle était en train de doubler la rangée d'hortensias qui encadrait le portail de la saunerie ; elle effectua une glissante marche arrière et gara le fourgon sur le parking.

Dans le hangar, Yann l'attendait tout en commençant à inspecter les outils appuyés sur le mur du fond : « lousses » à la planche oblique servant à la récolte salicole, brouettes, « las » aux longs manches et à la lame aiguisée et autres pelles de récolte, adaptées aux divers usages et bassins. La patronne le salua d'un air absent, pas plus aimable que d’ordinaire. Le jeune ouvrier l'informa que Lucas était parti inspecter la vasière, inquiet du fort coup de vent qu'ils avaient subi la veille. Laure sortit du bureau le registre du matériel accompagné d'un « bic », et les tendit à Yann. Elle quitta la salorge en faisant un grand bruit de bottes, comme à son habitude.

Et pourtant.

Dès qu'elle fut hors de vue, pourquoi ralentit-elle en passant devant l'oeillet[1], vide de sel à cette époque ? Non, elle n'avait nul besoin de slalomer entre les tas de comme elle le faisait pourtant ; la salange[2] était terminée.

Il lui fallait côtoyer le bassin, d'une bonne longueur avant d'atteindre les autres marais de la saline. Elle longeait les canaux, perdue dans ses pensées. Mais pensait-elle vraiment ? Son esprit ressemblait à un conglomérat de gros sel gris, inerte et sec, celui qu'on récolte grâce au las. Au las ? Un de ceux-là mêmes qu'elle avait oublié de reposer au hangar et qu'elle tenait à la main, comme un bâton de pèlerin, mais avec une lame en l'air !

La paludière se rappela pourquoi elle cheminait ainsi et chercha du regard son ouvrier.

À cet endroit, l'étier[3] se faisait plus large et la femme aurait pu admirer le fil acéré de la mer argentée sous le ciel d'orage. Mais elle n'était pas vraiment là : une sourde angoisse glaçait ses jambes, pas à pas, alors qu'elle appelait Lucas. Sa voix lui semblait étouffée par les embruns, étouffée par les souvenirs.

Et soudain, elle le vit.

Dans sa chemise à carreaux rouges et blancs, il se débattait dans la vasière, les membres engourdis par la drogue. Avant l'engloutissement fatal de son visage aimé, Laure éclata en sanglots. Lourde de colère, elle trépigna dans l'allée sableuse en hurlant :

« Non, je ne suis pas responsable de sa mort ! Il y a eu maman, il y a eu papa, il y a eu Aurélie, il y a eu ses amis, il y a eu le monde, il y a eu le destin, il y a eu... »

« Ohé... ! Au secours... ! Viiiite !... "

Lucas luttait dans le marais, à quelques enjambées de Laure, de l'eau jusqu'au torse. Elle se précipita, et pendant qu'un éclair fissurait le ciel, tendit à l'homme qui se noyait son outil tranchant. 

 Et qu'importait au saunier une coupure à la main (dont le sang raya à peine l'eau saumâtre), puisqu'il avait la vie sauve !                             

 

Le vent se leva, poussant les nuages avec une puissance qu'on ne voit que sur les côtes atlantiques.

Laure soupira longuement. Le ciel s'éclaircit rapidement.

Elle avait fait le tri dans ce qui obscurcissait sa vie depuis deux ans. Elle pouvait fermer le magasin des comptes à solder.

 

  1. On ne mange pas de glace quand il neige.

 

L'hiver est arrivé. Oublié, le rose des tamaris dans la lumière de l'aube... Oublié, le bleu-violet des hortensias de la saunerie... Oublié, le vert de la salicorne sur les dunes dorées au couchant ... Ce matin, il a neigé. Les copeaux de neige ont recouvert d'une très fine couche les sentiers qui longent les bassins, transformant le terrain en damier de fleur de sel croustillante et fondante.

Lucas, le patron, ne viendra pas : aujourd'hui, c'est Noël et il le fête en famille.

Laure lui a cédé son affaire, elle est partie vendre des glaces aux Antilles.

Après tout, elle a bien le droit de faire ce qu'elle veut de sa vie, non ?!

Copyright texte: Marine René. Photo de Jannet Serhan sur Unsplash

 

 

[1] Dernier bassin de décantation.

[2] Période de la récolte du sel.

[3] Canal qui apporte l'eau de mer dans le premier bassin

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