Revers, par Florie Bouilloux

Piste d’écriture : la leçon de violon

Gabriel regarde la gamine debout en face de lui, les tresses rousses à moitié défaites qui tombent sur ses épaules, sa main tremblante qui tient maladroitement la raquette, et il sent que ça va être long, très long, et très peu productif. Elle se dandine d’un pied sur l’autre, alors qu’il lui a bien recommandé une posture statique, et elle regarde partout sauf dans sa direction.

Cette petite brindille, huit ans environ, c’est Lola, la fille de l’un de ses cousins ; un cousin qu’il n’apprécie pas trop d’ailleurs. D’après ce qu’il a compris, ses parents cherchent désespérément à lui faire pratiquer une activité, n’importe laquelle, sans aucun succès. La musique ? Tous ses professeurs ont renoncé après seulement quelques essais ; l’enfant a sa propre conception du son que doit produire un instrument, et cela ne correspond pas du tout à ce qu’ils attendent d’elle. De toute façon, elle ne supporte pas de rester immobile, et on n’a encore jamais vu un violoniste ou un clarinettiste jouer de son instrument tout en courant tout autour de la pièce. On a obtenu à peu près les mêmes résultats avec le dessin et la peinture, Lola trouvant beaucoup plus intéressant de mettre de la couleur sur les troncs d’arbres du jardin que sur sa feuille. Les parents ont bien songé qu’une activité sportive serait plus adaptée à ce tempérament infatigable, mais aucune de celles qui ont été essayées n’ont convenu. Lola trouve les règles absurdes et décrète très vite qu’on peut faire beaucoup mieux en les contournant. Elle est ainsi parvenue à se faire renvoyer d’un club de handball, d’un autre de basket et de deux cours d’équitation. Et voilà comment elle a atterri entre ses pattes. On s’est tout à coup souvenu du cousin Gabriel, le tennisman au rebus avec sa jambe fichue et on s’est dit que le pauvre bougre n’avait probablement rien d’autre à faire de ses journées et que ce serait lui rendre service que de l’occuper en lui confiant le petit monstre.

« Bon, reprend le grand blond, essayant de ne pas perdre son calme, souviens-toi de ce que j’ai dit : genoux légèrement fléchis, pieds écartés au niveau des épaules, regard sur la balle et bras souple, prêt à réagir. »

A son crédit, la gosse essaie d’appliquer la consigne… pendant quelques secondes. Lorsqu’il lui envoie la balle, cependant, son regard est déjà attiré par autre chose et elle ne réagit même pas. La balle passe juste au-dessus de son épaule, parfaitement à sa portée, et elle émet un petit « oh » surpris sans même bouger un orteil, elle qui est pourtant si vive le reste du temps.

« Bon sang Lola, concentre-toi ! Fais un effort à la fin ! Tu as… »

Le mot suivant reste coincé dans sa gorge lorsqu’il réalise ce qu’il est en train de faire. Tout en vociférant, il a levé sa raquette et, s’il refuse d’admettre quelle était son intention avec ce geste, le tressaillement de la frêle créature rousse et la façon dont elle s’est instinctivement recroquevillée lui indiquent qu’elle a parfaitement perçu la menace.

 

Gabriel a dix ans. Une vive douleur lui vrille l’épaule gauche. Des mots tranchants comme des rasoirs volent tout autour de lui : incapable, crétin, débile, fainéant… Son père, immense, terrible, est penché au-dessus de lui, sa raquette brandie. Il a envie de pleurer, de partir en courant, mais il sait que s’il fait l’un ou l’autre, ce sera pire ensuite. Il sait qu’il n’aura aucun répit ; lorsqu’il quittera le court, son père sera encore là à la maison. Il ne dira rien à maman, elle n’y survivrait pas. Elle doit croire qu’il est bon au tennis parce qu’il aime ça, et que son père est un excellent entraîneur.

 

Gabriel baisse sa raquette, prend une profonde inspiration et laisse tout l’air s’échapper de ses poumons en un long soupir.

« On essaie encore, marmonne-t-il sans conviction, tente de te concentrer, s’il te plaît. »

Lola reprend la position qu’il lui a indiquée, l’air malheureux, la main encore plus tremblante qu’auparavant. Il s’autorise à croiser les grands yeux noisette qui l’observent timidement et, au-delà de la peur, il y lit quelque chose d’autre : un désir, une véritable curiosité. Cela le surprend et, inexplicablement, lui donne envie d’espérer que cette gamine puisse faire mieux. Il décide de lui offrir une balle vraiment facile, de l’envoyer en plein sur sa raquette. Une intuition dont il n’a jamais soupçonné l’existence lui souffle que, si elle a le sentiment d’avoir réussi, cela lui donnera peut-être assez de motivation pour s’appliquer davantage. Il lance la balle, et celle-ci vient taper la raquette de la petite fille en plein centre. L’impact est léger, mais l’enfant, surprise, pousse un autre de ces petits « oh » dont elle a le secret et lâche sa raquette qui vient s’écraser à ses pieds.

La seconde d’après, Gabriel est sur elle, écumant de rage. Elle n’est bonne à rien, voilà tout, et il ne le supporte pas ; lui qui a tout sacrifié pour le tennis, lui qui s’est donné corps et âme pendant des années, ne peut pas accepter qu’une enfant gâtée ne soit même pas capable de faire le moindre effort. Il ne remarque même pas les larmes qui commencent à déborder des grands yeux terrifiés tandis qu’il lui serre le bras de toutes ses forces…

 

Gabriel a dix ans. Il est à quatre pattes sur le sol, le pantalon baissé, les fesses à l’air. Il sent à peine la douleur pourtant cuisante que lui a infligée le dernier coup de raquette de son père, tant son humiliation est plus brûlante encore.

« Lève-toi. Rhabille-toi. Recommence. »

La voix ne crie pas ; elle est basse, froide, implacable. Gabriel ne sait pas faire autrement que d’obéir à cette voix.

Il se lève, remet son slip et son pantalon, ramasse la balle, se replace face à son père, le filet entre eux comme une barrière dérisoire. Il fléchit les genoux, lance la balle, projette son épaule droite légèrement en arrière, levant son bras en extension comme un ressort, et frappe. Ses yeux ne suivent pas la balle ; son regard est rivé sur son père. La balle effectue un arc parfait au-dessus du filet, vient frapper la zone de service, rebondit et heurte son père en plein front. L’homme se fige ; il était si convaincu que le petit garçon serait une fois encore incapable d’exécuter un service réussi qu’il n’a même pas songé à s’écarter pour éviter la balle ou à la renvoyer. Quelque chose explose dans le cœur de Gabriel. Ça ressemble à de la joie, mais c’est beaucoup plus fort. C’est brûlant, ça fait un peu mal, mais c’est exaltant, addictif. Immédiatement, Gabriel veut le ressentir encore et encore. Ce jour-là, il découvre la puissance de sa colère. Désormais, c’est elle qui prend le contrôle de son bras, de tout son corps, chaque fois qu’il entre sur un court de tennis. Il ne se contente pas de la laisser faire. Il la nourrit, l’exhorte. Chaque mot, chaque coup de son père viennent jeter encore un peu plus d’huile sur ce feu dévorant, un feu qui le consume autant qu’il le rend plus fort. Très vite, Gabriel progresse, rejoint des compétitions de plus en plus difficiles, qu’il gagne presque toujours. Son père a créé un monstre impitoyable qui balaie tout sur son chemin.

 

Lola est accroupie sur la terre battue, les bras croisés enserrant sa poitrine, la tête entre ses genoux. Elle tremble de tout son corps et sanglote. Il a lâché son bras menu, il ne sait pas trop à quel moment. Il est assis à un mètre d’elle et, même si cette vision lui procure un indicible malaise, il ne parvient pas à détourner les yeux de la fillette. Qu’a-t-il fait ? Et surtout, pourquoi l’a-t-il fait ? C’est la colère qui a fait de lui un champion, qui lui a permis d’accumuler les titres. La colère, la douleur, et le désir de vengeance. Peut-être, sans son père, sans ce moteur qui l’a tout à la fois propulsé en avant et brûlé pendant des années, n’aurait-il pas été le grand joueur que la France entière a ovationné pendant des saisons et des saisons, jusqu’à la blessure fatale qui a en même temps mis fin à sa carrière et éteint ce feu. Mais sans doute, sans ce brasier aussi puissant que destructeur, aurait-il été bien plus heureux. Ses victoires auraient sans doute été moins grandes, mais aucune d’elle n’aurait eu ce goût de cendres qu’il pouvait sentir pendant des jours et qui l’empêchaient de dormir. Son regard n’a pas quitté la petite fille et il remarque que les yeux noisette noyés de larmes sont posés sur la raquette, comme si elle espérait encore que cet objet de malheur puisse lui apporter quoi que ce soit de bon. Et tout à coup, la petite voix de l’intuition, qu’il n’avait jamais entendue jusqu’à ce jour, lui murmure une question dérangeante : et s’il existait d’autres moteurs que la colère pour devenir grand et fort ? Il n’aime pas trop cette idée, car elle signifie que tout ce qu’il a vécu n’a peut-être en fait servi à rien. Mais une part de lui est fascinée par cette perspective et il ramasse la raquette de la petite fille.

Il s’approche d’elle tout doucement, bien conscient qu’elle a pu pleurer sans que cela ait de conséquences et qu’elle peut tout aussi bien partir en courant. Rien ne l’en empêche, et à ce stade, le faire serait même du pur bon sens. Mais elle ne bouge pas, soit qu’elle soit trop effrayée, soit que le bon sens ne soit pas sa qualité première. Alors, avançant sur ses genoux, Gabriel s’approche encore, et encore. Finalement, il pose une main tremblante sur la frêle épaule. Elle a un léger sursaut, mais n’esquisse aucun mouvement pour se dégager. Au contraire, elle lève la tête d’entre ses genoux et pose ses grands yeux sur lui, l’air interrogateur.

C’est lui qui a peur à présent. Pas la peur de quand il était petit, sous le regard de son père, mais une peur nouvelle, celle de l’inconnu. Il glisse la raquette entre les doigts de l’enfant qui se laisse faire, l’air simplement curieux.

« Je crois que les entraîneurs qui commencent par apprendre aux enfants à renvoyer des balles sont des crétins, commence-t-il, s’imaginant tout à coup que son père l’écoute et le regarde, quelque part de l’autre côté du court, des crétins et des incapables. Je suis désolée, Lola, j’ai été un crétin et un incapable.

— C’est quoi un incapable ? »

Gabriel est un peu désarçonné. Si les joues de la petite fille sont sillonnées de traces de larmes, elle semble ne pas du tout se souvenir qu’elle vient de pleurer parce qu’il était sur le point de la frapper. Elle paraît juste curieuse et avide de l’écouter, quoi qu’il ait à lui dire. Ne sachant pas trop comment répondre à sa question, il préfère poursuivre sur sa lancée avant d’oublier ce qu’il a envie de lui raconter.

« Ta raquette, ce n’est pas juste un objet. Si tu veux arriver à sentir la balle et à la frapper au bon moment, il faut qu’elle fasse partie de toi. Ce n’est pas ton bras qui tient une raquette, c’est ta raquette qui fait partie de ton bras. Tiens-la bien, sans trop serrer. Là, doucement. Non, pas si fort. Voilà, comme ça. Très bien. Maintenant, sans bouger, essaie d’imaginer que tu peux sentir le vent dans ta raquette, qu’elle est comme un prolongement de ta main. »

Sans même qu’on ne le lui ait demandé, la petite fille ferme les yeux. Elle ne bouge plus et elle affiche une expression de concentration intense qu’il ne lui a encore jamais vue. Il se rend compte que sa grande main à lui est toujours posée sur la petite épaule, et il n’ose plus la retirer, de peur de déconcentrer l’enfant. Au bout d’un moment, elle lève doucement le bras, raquette en main, et murmure, fascinée :

« Ça y est. Je sens tout : le vent, l’odeur des fleurs, je sens tout dans ma raquette. »

Il est tenté de croire qu’elle se moque de lui, mais jamais il ne l’a vue si sérieuse. Elle rouvre les yeux et lui offre un sourire lumineux.

Il se place derrière elle et, avec une douceur qu’il ne se connaissait pas, il prend la main de l’enfant et l’accompagne dans l’exécution de différents mouvements, l’invitant toujours à ne pas casser son poignet, à ne pas oublier que cette raquette fait partie intégrante de son corps, et que c’est tout son bras qui doit, avec fluidité, la mettre en mouvement.

Lola apprend vite. Elle est trop impatiente, trop avide, mais il parvient toujours à la ramener à l’exercice en cours avec quelques mots rassurants. Il découvre que plus il met en valeur ce qu’elle sait faire et ce qu’elle réussit, plus elle progresse et parvient à corriger ses erreurs. Lorsqu’il la sent trop tendue, il lui demande de jeter sa raquette le plus loin possible, de crier si elle en a envie, et d’aller faire trois tours du complexe sportif en courant. Lola, ravie, s’exécute joyeusement et revient plus calme et prête à se concentrer à nouveau.

 

Le cousin de Gabriel semble plus que surpris lorsque celui-ci lui propose deux entraînements par semaine pour Lola. Sans doute avait-il tenté de la mettre au tennis en désespoir de cause et était-il convaincu, connaissant par ailleurs le tempérament de son cousin, que cela se terminerait en fiasco. Lola attend les jours des entraînements avec tant d’impatience qu’il lui arrive de demander à ses parents de la conduire chez Gabriel à des moments impromptus de la semaine. Ceux-ci acceptent d’autant plus volontiers que Gabriel lui-même se montre ravi de ces visites à l’improviste.

Il ne sait pas encore s’il fera de la petite fille une championne de tennis. Une part de lui aimerait bien cela, car pousser cette enfant au sommet sans un coup, sans un cri, serait une revanche bien plus complète et satisfaisante contre son père que n’importe laquelle de ses victoires à lui. Mais il sait aussi qu’il ne projettera rien de ce qu’il peut désirer sur cette petite ; il sait bien trop combien ce genre de comportements est destructeur. Et puis, surtout, l’autre part de lui, celle qui ne cherche à se venger de personne, celle dont il ignorait tout de l’existence et que Lola a réveillée, aime bien trop ces moments de complicité partagée pour avoir envie d’en attendre quoi que ce soit de plus. Il sent qu’il est enfin heureux et que cette petite fille s’épanouit chaque jour un peu plus. Et il sait que c’est un tout petit peu grâce à lui, et cela lui suffit.

Photo de Denis Zelenykh sur Unsplash

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