Un stylo de famille, par Christine Maillard
Piste d'écriture: Magnifica et le stylo doré (ou l'objet emblématique).
La dernière fois que je vis Magnifica, je lui fis cadeau d’un stylo, celui que mes aïeuls avaient utilisé pour révéler leur vie ou griffonner quelques chiffres. Ma mère me l’avais légué, il y a déjà quelques années.
Ce stylo n’a rien de luxueux, une plume dorée qui forme des mots délicats. On dit que ce crayon inspire, tant ses lettres sont raffinées.
Depuis lors, je me sens nu. Pourtant, je ne l’avais jamais utilisé et mes talents de comptable n’auraient jamais trouvé grâce à ses yeux. L’offrir à Magnifica me parut être la solution la plus cohérente. L’objet ne quittait pas le giron familial. Il devenait la propriété de celle qui le servirait le mieux. N’avait-elle pas pour projet de poursuivre l’œuvre de ma mère ?
Pourtant, en donnant le stylo, je m’étais éloigné de lui. Cette séparation me mettait dans un état d’inconfort, qui, à mesure que le temps passait, devenait insupportable. Je me levais la nuit en sueur, angoissé. J’oubliais mes clés sur le contact de la voiture, incapable de redémarrer. Mes associés ne me reconnaissaient pas. Ils s’interrogeaient sur mon manque de concentration. Moi-même, je m’inquiétais de mon état. Le chemin fut long avant que je prenne conscience que l’absence du stylo en était à l’origine.
Je dus me résoudre à cette réalité qui me semblait complètement loufoque. C’est alors que je décidais de contacter Magnifica. Notre conversation me paraît encore aujourd’hui insensée : Magnifica, te souviens-tu du stylo que je t’ai offert ? A ces mots, elle se troubla, Andrea, je ne sais plus ce que j’en ai fait. Je l’ai cherché partout, en vain. Je suis désolée. Je compris à sa voix que l’angoisse l’étreignait également. Nous échangeâmes quelques soupirs et halètements, puis elle me donna des nouvelles de notre fils qui devait me rejoindre la semaine suivante. Je raccrochai davantage perturbé.
Comment se pouvait-il que la perte de ce stylo me dérange autant ? Je disposais de quelques clés : l’objet est familial. Mon arrière-grand-père l’avait reçu en cadeau d’un ami qui se tua dans un accident d’escalade, quelques temps après. Avec ce stylo, ma mère rédigea l’histoire de ses enfants (moi et ma sœur) après que nous avons été retrouvés sains et saufs d’une disparition jamais élucidée. Je n’en ai plus aucun souvenir. L’énigme n’a jamais été refermée. J’en frémis encore.
Je sais que cet objet est davantage qu’un simple stylo. Il a été témoin d’épisodes tragiques. Peut-être que le donner à mon ex-femme avait été un moyen de fuir ce lourd passé ? Peut-être est-ce de la honte que je ressens aujourd’hui ?
Depuis quelques jours, mon fils est de retour chez nous. Il paraît en forme. Il a repris le rythme habituel. Pourtant, quelque chose a changé. A la sortie du lycée, il s’enferme dans sa chambre. Il ne réclame à aucun moment de sortir. Lui, si sociable n’est visité par aucun ami, ni aucune petite amie.
Il fait preuve d’une curiosité inédite par rapport au passé. Il me pose des questions sur ma vie d’enfant, d’adolescent. L’autre matin, alors que nous prenions le petit déjeuner ensemble, nous discutions de ses nouvelles envies d’écrire, de la vie qu’il avait envie de mener. Quand il se leva pour nous servir le jus de fruit concocté par mes soins, mon regard se posa sur la poche arrière de son jogging – où miroitait le capuchon du stylo.
C’est ainsi que je peux écrire cette histoire à l’aide de notre stylo doré, à la plume délicate, que j’ai subtilisé à mon fils. Depuis lors, il est nerveux et contrarié. Mais je suis en train de créer l’écrin – dans lequel nous pourrons le protéger et le partager.
Photo de Lawrence Aritao sur Unsplash