Violet et Graham, par Aline Nocella
Piste d'écriture: Violet et Graham. Entrer dans l’univers d’un personnage en action
Madame Kirby les avait vu naître. Violet et Graham, ces deux petits qu’elle chérissait comme s’ils étaient ses propres enfants.
Elle était maîtresse dans sa cuisine. C’était elle qui faisait les courses et gouvernait la maison depuis le veuvage de Monsieur.
Olga, son aide-cuisinière, malgré toute sa bonne volonté, n’arrivait toujours pas à finaliser les tâches confiées. Madame Kirby se retrouvait donc avec le double de travail.
Madame Kirby estimait toutefois qu’être la gouvernante de la maison était une grande réussite. Elle n’aurait jamais pu être couturière ou bien ouvrière dans une grande usine de bonneterie comme les autres femmes qu’elle avait côtoyées, au village. Quant à envisager des études comme en rêvait sa nièce, pour quoi faire ? Savoir lire, écrire et compter, c’était bien suffisant ! Sa nièce deviendrait au mieux infirmière, Madame Kirby aimait autant sa carrière à elle.
Et que dire de tout ce temps perdu par sa cousine de Londres, qui se haussait du chapeau, à sortir, voir des expositions, aller au théâtre et bientôt au cinéma ? Après, elle se plaignait de n’avoir pas de quoi finir le mois. La vie, à elle seule, est déjà pleine d’histoires, de chamailleries, d’amour. Il suffisait d’ouvrir les yeux.
— Qu’est-ce qu’il se passe encore ?
C’est Violet, poursuivie par son frère. Ils ont failli me faire tomber, ces gredins ! Ils ont bien grandi. Violet, toute en finesse, les membres élancés, la démarche vive et les yeux presque violets qui lui mangent le visage. Elle s’oppose à ce frère balourd, peu sûr de lui, toujours grognon. Lui, ressent déjà la pression de son avenir : il est l’héritier, celui qui devra maintenir les valeurs de la famille.
Madame Kirby soupire, fait un pas en arrière pour les suivre des yeux. Violet et Graham courent dans le jardin. Violet monte sur l’arbre et lui fait des grimaces. Graham s’étale de tout son long dans l’herbe verte. Et voilà ! Elle soupire, revient à ses casseroles.
Graham reprend sa respiration, courte et sifflante. Plus tard on diagnostiquera un asthme sévère. Mais ce sera plus tard. Pour le moment, Violet l’agace. D’où va-t-elle chercher ses idées ? Violet lui vole ses cahiers d’exercices, trouve toujours plus vite les solutions et les corrige. Cela le met hors de lui. Les femmes ne peuvent pas faire les mêmes métiers que les hommes ! Pourtant, combien d’entre elles s’éreintent dans les champs, en ces temps de guerre ? En prime, elles font la soupe et donnent naissance aux enfants… Il voudrait parfois redevenir un petit garçon qui pourrait se blottir dans les bras de Madame Kirby sans qu’elle lui dise : « Tu es trop grand maintenant pour ça. » C’est dommage que l’on ne puisse pas inverser les rôles, se dit-il encore. Il aimerait devenir sa sœur pendant quelque temps. Connaître sa force, sa vivacité, sa soif d’apprendre. Peut-être qu’elle ressent ça parce qu’elle n’est pas obligée, elle ?
Il a fouillé dans le bureau de son père. Les papiers racontaient sa naissance. Il sait qu’inconsciemment, Violet le traite comme un imposteur. Celui qui a tué sa mère en venant au monde.
La Deuxième guerre se profile… On n’y croit pas, pas encore. Graham, lui, se voit, du haut de ses quinze ans, en guerrier, commandant d’une unité, prêt à combattre l’ennemi.
Un an plus tôt, en 1938, Violet, du haut de ses dix-huit ans avait vu paraître une loi : suppression de l’incapacité civile des femmes. Elle s’en est réjouie, sans que cela change grand-chose à son quotidien, à ses projets entravés par la sévérité de Père. D’ailleurs, il faudra attendre 1965 pour que le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes soit inscrit dans le préambule de la Constitution.
Alors, Les filles, le combat est toujours devant nous ne l’oublions pas, l’obscurantisme est toujours là ! Et Graham, tous les Graham du monde, vous avez aussi le droit d’avoir peur.