Une leçon de latin, par Bernard Delzons
Piste d'écriture: La maison aux sortilèges (Weyward) d’Emilia Hart, traduit par Alice Delarbre, racontant l’histoire de deux adolescents (Violet et Graham, frère et sœur) très différents m’a inspiré l’histoire qui suit. On est dans les années 1950. Pour plus de cohérence avec le texte, Violet est devenue Rosa et Graham, Virgile.
Rosa avait atteint le sommet du hêtre après avoir sauté de branche en branche, comme l’écureuil qu’elle avait observé depuis la petite fenêtre de sa chambre. De là où elle était maintenant, elle pouvait voir la grande maison couverte de vigne vierge rougissante. La porte fenêtre qu’elle avait ouverte pour sortir avait été refermée et, derrière le voilage, elle pouvait deviner la silhouette de son père. Elle vit alors son frère avancer péniblement vers le perron menant à l’entrée. La cuisinière, madame Kirkby une femme d’origine anglaise, l’attendait pour lui nettoyer ses yeux, gonflés en raison de ses problèmes d’allergie, pourtant cette fois Rosa ne l’avait pas trainé dans l’herbe ! Elle l’aimait bien ce petit frère, mais elle ne supportait pas que, en raison de sa fragilité, on lui passe tous ses caprices.
C’était mardi, le professeur de latin allait arriver, elle devait revenir à la maison. Elle assistait assise au dernier rang à la leçon, son père trouvant que les filles n’avaient pas besoin d’éducation. Elle s’en fichait, elle apprenait plus vite que son frère et, même de loin, elle suivait sans aucune difficulté les explications du maître. Le soir elle effectuait les exercices qu’on lui avait donnés et le plus souvent elle faisait moins de fautes que Virgile, son frère.
Elle se réjouissait de l’après-midi qui l’attendait ; pendant que son frère se reposerait dans la véranda, elle irait aider monsieur Pignon le jardinier à arracher les légumes pour les repas du lendemain.
Elle s’était installée sur la petite table proche de la fenêtre, sur laquelle on avait placé la broderie qu’elle devait terminer. Cela faisait des mois et la laine commençait sérieusement à prendre la poussière. Virgile était déjà installé sur le bureau de leur père quand la porte s’ouvrit, laissant le passage à monsieur Victor le professeur. C’était un petit homme maigrichon toujours vêtu d’un costume gris. Il portait des lunettes rondes sur le bout de son nez, et Rosa avait toujours pensé que dans une autre vie, il avait dû être un lézard.
Les enfants s’étaient levés à son arrivée. Il leur fit signe de s’asseoir. Victor, surpris de voir, sur le bureau, une photo qu’il n’avait jamais remarquée, avait demandé qui était cette personne : d’une même voix remplie d’émotion, les deux adolescents répondirent en cœur : « C’est Maman ! »
Ce jour, on allait apprendre ce qu’était le double accusatif : « Cesarem Legatos alacrem. » Pour une fois, les deux adolescents avaient entendu la même chose : « César aime les gâteaux à la crème ». Victor se leva et commença à écrire, sur le tableau noir qu’on lui avait mis à disposition, le premier mot de la phrase quand on entendit des hurlements dans la cour.
Rosa vit la cuisinière courir après le chat, qui serrait dans sa gueule le poulet qu’elle avait prévu pour le déjeuner. Le rusé s’était approché d’un appentis et, de saut en saut, il avait réussi à monter sur le toit. Madame Kirkby hurlait, gesticulait. Virgile avait rejoint sa sœur près de la fenêtre, bientôt suivi par le professeur. L’excitation était à son comble – jusqu’à ce que la figure paternelle apparaisse sur la pelouse. Prudents, les enfants se turent immédiatement et reprirent leur place : le père venait dans leur direction.
La porte s’ouvrit brusquement et, sans même entrer, l’homme grogna :
« Eh bien Rosa, puisque tu veux toujours faire le singe dans les arbres, tu vas aller récupérer le poulet sur le toit. Dépêche-toi avant qu’il ne soit trop tard ! »
Rosa protesta en vain. Une quinzaine plus tôt, elle avait été punie parce qu’elle était montée sur ce même toit pour récupérer un ballon de son frère.
Elle finit par se diriger vers cette dépendance, elle savait comment s’y prendre, d’abord s’agripper à la glycine, puis mettre son pied dans une aspérité du mur et attraper une poutre en bois qui dépassait ; enfin, à la force des bras, arriver sur les tuiles.
Virgile était le seul à la regarder, plein d’admiration et de d’envie. Il savait que ça aurait dû être son rôle. Mais parce qu’il était chétif et souffreteux, on ne lui laissait rien faire de dangereux. A ce moment précis, il comprit qu’il jalousait sa sœur et il pensa qu’il trouverait bien un moyen de se venger.
« Attrape-le ! » cria Rosa avant de lancer le poulet. Au moins Virgile était adroit, et il attrapa l’animal comme il avait toujours rêvé de réceptionner un ballon de rugby. Quand sa sœur applaudit, il se sentit fier et en oublia même ses envies de représailles.
Brusquement, il sentit que Violet était près de lui. Elle le regarda et lui fit un baiser sur la joue. C’était bien la première fois depuis des années. Il se sentit rougir. Mais ils n’eurent pas le temps de s’épancher plus, la cuisinière arriva pour récupérer la poule, il fallait se dépêcher pour que ce soit prêt pour le déjeuner, elle avait prévu de faire une poule au riz la recette préférée de monsieur. Victor lui aussi arriva, pour ramener les enfants à l’étude.
Assise devant sa table, Rosa porta ses mains vers son visage, elle reconnut l’odeur du poulet, celle du torchis du mur, celle du bois. Elle imagina la cuisinière qui découpait la bête, faisait mijoter des oignons dans la grande cocotte rouge, elle ajoutait quelques carottes et un bouquet garni, puis ce serait les morceaux de viande. Elle ferma les yeux et commença à humer les bonnes odeurs de la cuisine. La voix du maître la ramena à la réalité. On en était déjà au dessert : « les gâteaux à la crème »
Un peu plus tard …
Après la leçon, les enfants avaient recommencé à se chamailler comme à leur habitude. Le silence revint quand ils regagnèrent leur chambre respective.
À un moment la cloche annonçant le déjeuner retentit, il fallait se laver les mains, ils ajoutèrent en chœur « peau de lapin ! » en arrivant au rez-de-chaussée.
Quand le plat arriva sur la table, madame Kirkby s’excusa parce qu’il manquait une patte. César, le chat, s’était quand même bien servi ! Se rappelant la leçon de latin, Virgile, sous le regard complice de sa sœur, déclara que leur greffier n’aimait pas que la volaille, sans que les adultes comprennent le sens de cette phrase, énigmatique à en perdre son latin…