Maurice, l’ami d’une vie, par Elisabeth Averous

Piste d'écriture: Magnifica et le stylo doré, ou un objet emblématique d'un personnage

   « Vous devriez vous en séparer » dit-il sans le regarder.

Le buste penché, ses doigts tiraient, pinçaient, et relâchaient d’un coup sec les cordes. Libérées de la pression, elles émettaient un bruit perçant, s’atténuant dans un long vibrato. Même une oreille profane percevait les sons dissonants.

« L’accorder, c’est mission impossible, le bois a travaillé, certaines cordes sont rouillées, je ne suis pas sûr du résultat ».

Le diagnostic du professionnel semblait sans appel.

« Je sais, je sais…mais je ne peux pas m’en séparer, j’aurais l’impression d’abandonner mon plus vieil ami, mon meilleur ami, je travaille encore avec lui ! »

« Vous gâchez votre talent avec cette antiquité », répondit sèchement le jeune homme.

« Ah ! mon ami, on ne se connaît pas et vous ne percevez pas le lien profond et indéfectible qui me lie à ce piano… suivez-moi… »

D’un pas étonnamment alerte, le vieil homme le conduisit dans une pièce décorée avec goût, à la fois bibliothèque, cabinet de travail, salon de musique. Les livres reliés de cuir recouvraient un mur entier, les partitions s’égayaient sur le bureau, certaines avaient glissé et jonchaient les tapis. La plupart des disques vinyles et des CD étaient soigneusement rangés, d’autres étaient éparpillés sur le sofa et les fauteuils anciens, un gramophone des années trente rappelait la passion du maître pour la musique. De ce bazar ordonné, se dégageait une atmosphère cossue, chaleureuse et… silencieuse. Les grandes fenêtres éclairaient tableaux et photographies. Celles-ci illustraient la carrière du pianiste ; jeune, auréolé d’une crinière brune ; incliné portant queue de pie et saluant une foule enthousiaste, plus récemment le corps voûté, la chevelure neigeuse, mais toujours le même sourire ravageur. Les photographies côtoyaient les récompenses, les disques d’or, les souvenirs de voyages. Il posait avec des artistes, des politiques, la reine d’Angleterre. Sur le bureau, dans un cadre doré, sa femme semblait le protéger.

Un cliché en noir et blanc attira l’œil de l’accordeur, on ne voyait que les touches et les mains du pianiste, la droite suspendue dans les airs, prête à plaquer un accord, la gauche courant sur le clavier, les doigts longs, puissants, écartelés tel un éventail.

Impressionné, l’accordeur avait perdu sa superbe assurance, il regardait avec déférence le maître, celui-ci affichait le sourire mutin et bienveillant de ceux qui savent rester humbles malgré la réussite, le talent, les honneurs.

Au centre de la grande pièce trônait un splendide piano à queue, un Steinway laqué noir, il brillait sous la douce lumière de juin.

« Voyez-vous, jeune homme, je travaille ici sur le plus prestigieux des instruments. Si nous faisons affaire, vous viendrez souvent l’ausculter, le régler, le caresser. Vous serez grisé par son inimitable son et ses inestimables qualités. Vous l’accorderez et lui et moi, nous vous accorderons notre confiance. Quant au piano droit du petit salon, j’y tiens plus qu’à la prunelle de mes yeux. Je ne pourrai jamais m’en séparer. »

Silencieux, il s’assit devant le clavier, égrena un arpège. Les yeux embrumés, il fixa la photographie jaunie d’une jolie femme et d’un enfant au regard espiègle, il reprit d’une voix voilée d’émotion :

« Ce piano, que j’ai appelé Maurice par amour pour Ravel, appartenait à ma mère, c’était sa seule dot. C’est elle qui m’a initié à la musique, elle avait du talent. Mes parents n’étaient pas riches, alors pour « mettre du beurre dans les épinards » elle donnait des cours de piano aux gosses des quartiers huppés, des chenapans peu doués ou peu motivés. Le soir, elle m’enseignait le solfège et m’aidait à déchiffrer les partitions. Elle avait la patience d’un ange et la ténacité d’une louve. Elle avait repéré avant moi mon potentiel.

Nous logions dans un petit appartement donnant sur une cour sinistre. Le piano était installé dans la minuscule entrée. La locataire du dessus était aussi sourde que Beethoven, ce qui me permettait certains soirs de me défouler en plaquant fortissimo des accords, et en chantant à tue-tête « l’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser… ».

Que Maurice fut difficile à apprivoiser ! Une fois par mois, ma mère organisait avec quelques élèves assidus des petits concerts, c’est comme cela que très jeune, j’ai côtoyé, détesté puis aimé Chopin, Brahms, Rachmaninov et tant d’autres. C’est grâce à ce vieux piano que j’ai eu mes premiers émois amoureux, elle s’appelait Rachel, elle adorait Beethoven, je lui jouais « La lettre à Elise », elle me répondait en interprétant avec fougue « Colère pour un sou perdu », elle était douée… La guerre nous a séparé…

Le piano n’était pas accordé souvent, certaines notes couinaient sous nos doigts maladroits. Je riais des couacs, ma mère répétait : « Il couine parce-que tu lui fais mal, soit plus doux, plus tendre, effleure les touches, ce piano est un vieux monsieur, tu lui dois le respect ».

Les années passant, la musique devint ma passion, mon obsession, ma raison de vivre. Ce piano m’a accompagné partout. Pendant la guerre, nous nous sommes cachés, lui dans une cave, moi dans le maquis. Après bien des vicissitudes et des épreuves, je l’ai retrouvé, toujours aussi droit, toujours aussi faux. Maurice était mon confident, mon ami des bons et mauvais jours. Avec lui j’ai compris que mon destin se nommait musique, il était mon faiseur de rêves.

A la mort de Maman, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, il a gémi toutes les notes de son coffre. Assis devant le clavier, je me souviens encore aujourd’hui des fastidieuses leçons de solfège, de mes doigts d’enfant incapables d’atteindre toutes les touches, du tic-tac lancinant du métronome. Je me souviens des partitions indéchiffrables, des rondes et des croches qui hantaient mes nuits, je me souviens de la douceur de ma mère. Je me souviens de tout.

Sans lui je ne serai pas devenu le musicien et l’homme que je suis. Maurice est plus qu’un instrument déglingué par sa longue vie, il est mon ami. »

 

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