Marji, par Chantal Joanny

 

Piste d'écriture: Inscrire un personnage dans différentes registres

Marji, parcelle de vie.

Elle avait passé toute son enfance dans cette ferme perdue au bord de la forêt, entre la basse-cour et l'étable...

« Marji lève-toi, qu'est-ce que tu traînes, le soleil va bientôt se lever et les animaux s'agitent ! »

Le coq a déjà fait s'envoler les oiseaux téméraires sur le bord de l'étang couvert de brume.

Armée d'un seau, la gamine se précipite vers les cochons qui déjà piétinent leurs excréments, elle remplit leur auge, poursuivie par leurs grognements.

A leur tour, les vaches meuglent.

Dans l'étable, Frantz, armé d'une fourche plus grande qu’elle, secoue la paille de leur litière, il l'aide en renâclant à ramener le foin tout humide. On est encore en hiver, et le travail n'attend pas. Les enclos de la basse-cour ouverts, ce sont les poules canards oies qui se précipitent sur elle, les plus agiles tentent de la becqueter. Elle leur lance les graines au plus loin pour s'en débarrasser.

Retour à la traite, le lait fumant s'écoule entre ses petites mains musclées et abîmées, elle rigole, lèche ses doigts éclaboussés de gouttes, les essuie vivement sur son tablier.

 

Vite, c'est l'heure de l'école, la cloche de l'église résonne, assourdie.

Ils ont promis, elle ne sait rien de leur pacte, neuf ans ont passé depuis qu’ils l'ont déposée proprette dans un couffin d'osier, valisette en carton pleine de couches et d'habits pour enfant.

 

Sous sa cape bleu marine, Marji finit en sueur, à l'aune des 4 kms de chemin embourbé.

Ils arrivent de toutes les directions, enfants de fermes, des villages environnants.

« Décrottez-vous avant d'entrer ! »

Cahiers ouverts crayons mâchés, plumiers dégoulinant, pieds crépitants sous les bancs pour chasser l'engourdissement, prunelles en alerte ou baillant, mains levées.

« Elle est douée, faut qu'elle reste jusqu'au certificat », la maîtresse a insisté.

 

Le soir tombe vite et vite, faut rentrer la valetaille, fermer les portes de l'étable car les renards aux aguets dans la forêt et toutes sortes d'animaux guettent cette chair bien nourrie et innocente.

 

Les corvées finies, les parents l'attendent assis à la grande table de la cuisine, raides, sombres.

La marmite pendue dans la cheminée glousse à petit feu. La comtoise bancale toussote les quarts d’heures agonis. La chatte joue avec une souris qui file entre ses pattes.

 Marji s'assoit, curieusement attirée par un papier, gisant près de l'assiette du père, tout estafilé, cerné de grasses empreintes.

Un long, lourd temps.

Leurs têtes restent penchées au-dessus de leurs assiettes de soupe fumante, cuillères en main que leurs ongles noirs caressent.

Le père souffle, rugueux : « Voilà, faut quitter la maison, ils sont de retour et veulent te récupérer.

Qui ?

Tais-toi ! Mange ta soupe, renchérit la mère.

Le beau papier froissé repoussé en bout de table, trop loin d'elle.

      -    Demain matin tu prendras le car de 6h, vas faire ton bagage.

Marji, interloquée, quitte la table sans demander son reste.

 

Dans sa chambrette, elle découvre sur son lit, béante, une petite valise jaune en carton aux bords usés, une jupe ample en laine orangée, une chemise blanche et des souliers vernis qu'elle enfile ravie!

Son bagage vite plein de ses chers cahiers d'école, elle s'allonge tout habillée souliers compris, la valisette sous son aile.

De la fenêtre, elle s'adresse à la lune tremblante, puis elle tombe dans l'oubli.

 

Avant le jour, les adultes vont à leur tour nourrir les bêtes.

Marji disparaît hésitante, accrochée à la poignée de la valisette apparue soudain. 

A ses dix ans, le monde vient de basculer.

 

***

 

Elle ne décolle pas des paysages qui défilent.

Mmmm, terminus ! tout le monde descend.

Le papier fripé à la main, elle interpelle les voyageurs, la rue de la Poste au 36... ? Tous pressés, engoncés dans leurs paquets l'ignorent.

Elle reste plantée là, relit l'adresse, le nom Monsieur....., la valisette coincée entre ses beaux souliers tachés.

 

C'est alors qu'un couple, se tenant à l'écart, la rejoint : « C’est bien toi, Marji ? », avant de se taire.

A présent, on dirait qu'ils ont tous les trois les semelles vissées sur les galets de la place, bêtes prises au piège.

Le car rugit, Ggggggrr, les voyageurs se précipitent, la gare se vide.

 

L'homme, précautionneux, veut attraper sa valisette, Marji résiste.

La femme la regarde intensément, « Suis-nous », sa voix est douce, ferme comme un pansement. 

L’adolescente, qui a l'habitude de courir après les volailles, cette fois, avance timidement au rythme de leurs pas.

Renfrognée, elle jette un coup d’œil à la dérobée à ces étranges étrangers. Ses mains sont crispées dans les poches de la jupe orangée apparue la veille, et qui lui gratte les cuisses.

 

Au 36 rue de la Poste, une rue animée, le couple se retourne, Marji est là en arrêt, quelques mètres en arrière.

La lourde porte en bois dévoile une courette propre qu'ils traversent, muets.

Sur le palier du deuxième étage, ils sortent la clef, une fillette apparaît, toute de rose vêtue : «Marji ? Viens voir ma poupée. »

 

***

Il lui faut apprendre le nom de sa nouvelle famille.

C'est ton vrai nom désormais, se répète-t-elle.

Elle rougit rugit se révolte, veut partir.

Ils sont si gentils pourtant ! Gentils, ou un peu coupables ? Un peu coupable elle aussi, elle grandit et se jette sur les livres, contes ou réalité, géographie, mathématiques.

Un rêve, parfois la nuit, la visite : « Vite, nourrir les animaux ».

Mais quand l'aube pointe son nez, elle relève sa belle couette dorée, l’arôme du chocolat chaud aiguise ses sens et ses pieds nus foulent le beau plancher.

A table !

De concert les sœurs empoignent leur cartable. Elles connaissent le chemin, Rose dans la petite école et Marji toute fière à la Grande, le cartable rempli de merveilles. L’adolescente reste insondable à son entourage, dans la cour solitaire.

***

 

Un jour de pluie, la famille réunie sur le canapé en vachette marron, Marji se laisse aller dans son nouveau foyer, pinçant espiègle sa jeune sœur qui la colle désormais.

 

La belle dame ouvre sa boîte de souvenirs. De ses doigts fins, elle saisit une petite photo jaunie qu'elle lui tend, « C'est toi Marji, à ton baptême ! »

 

Elle se met à parler, retenant ses larmes.

C'était la guerre, ils avaient dû fuir, au-delà du pays.

 « Comment t’expliquer ? Tu étais si petite, nous avons eu peur pour toi, trop dangereux de t'amener. A la ferme, dans ce village dont ma grand-mère est originaire, tu étais en sécurité. »

Le père prend la relève : « Nous étions des résistants, recherchés. Nous nous sommes cachés pendant des années. A notre retour, ce fut difficile de te récupérer, jusqu'à ce que nous soyons réhabilités . Et pour ces fermiers à qui nous t'avions confiée, tu étais considérée comme leur enfant et ils ne voulaient pas que tu partes.

 Il fallut… négocier. 

 – Mais, conclut le père, tu dois savoir tout cela, ils ont dû te l'expliquer ».

Silence. « Ils ne t'ont rien dit ? » devine la mère.

Marji repensa aux propos de l’institutrice, à la réaction butée de ses parents.

L’élever à étudier ? Ils n’en avaient pas les moyens et le travail, qui le ferait à sa place ?

 

                                                                   ***

 

Dix ans plus tard un jour de novembre, Marji retournera à la ferme au bord de la forêt.

En décrépitude, la toiture écroulée, les murs crachant la terre battue, quelques vieux seaux casseroles rouillées jonchent la cour désormais envahie de mauvaises herbes et de serpents frileux.

Plus loin, elle aperçoit un bâtiment flambant neuf, un tracteur surdimensionné garé devant. Dans la cour, une autre fillette, couettes au vent, se dirige vers une grande étable, d'au moins une trentaine de vaches. Marji regarde, regarde... puis se détourne.

Copyright texte: Chantal Joanny. Photo de Dusan Adamovic sur Unsplash

 

CJ

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