Inscrire un personnage dans différents registres, avec Chloé Delaume, piste d'écriture
L'extrait
Il s'agit du début du roman Le cœur synthétique, de Chloé Delaume, Ed. du Seuil, 2020
Une chambre à soi (1er chapitre)
Le cœur d’Adélaïde cogne douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre. Pour autant, elle sourit en défaisant ses cartons. Elle a son lieu à elle, la voilà autonome, ici sera son royaume, ce deux-pièces est parfait bien qu’il soit minuscule. Ce qui écorche son cœur, c’est l’effet du divorce, même si Adélaïde en est à l’origine. C’est dans le tribunal que ça a commencé, depuis ses ventricules n’arrêtent pas de peler. Adélaïde le sent et pense que son cœur mue, derniers lambeaux de l’amour qu’elle avait pour Elias. Dessous, une peau toute neuve, en attente d’autres émois. L’enveloppe se trouve à vif d’être mordue par le vide.
Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne, depuis l’âge de quinze ans, c’est la toute première fois. Jusqu’ici, elle quittait un homme pour d’autres bras, Adélaïde, toujours, a été amoureuse. Ces sept dernières années d’Elias, jusqu’à ce que la routine lui use l’âme et les nerfs.
Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne dans si peu d’espace. Elle a quarante-six ans et ne possède rien mis à part plein d’habits et sept bibliothèques. Des Billy d’Ikea, qu’elle orne de guirlandes, de papillons sous cadre, de babioles mexicaines, de lampions japonais. Une paire de stilettos trône entre deux Pléiade ; deux passions dans la vie : les livres et les chaussures.
Dans son ancien appartement, Adélaïde avait une chambre d’amis qui lui tenait lieu de dressing. Un double salon, un coin lecture. Tout ça, elle le devait à Elias, qui en était propriétaire. Avec son seul salaire, Adélaïde peut louer 35 m2 dans le 20e arrondissement de Paris.
Commentaire :
Ce texte semble former un tout, pourtant chaque paragraphe aborde un registre différent. Comme si Adélaïde se déployait dans différentes directions. Voyons un peu ces registres, et imaginons les autres formes qu’aurait pu prendre ce déploiement.
Une métaphore et un point de vue intimiste
Le cœur d’Adélaïde cogne douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre.
J’aime beaucoup l’image de ce cœur frotté au papier de verre, de cette peau mordue par le vide. Je trouve que cette métaphore peut s’appliquer à tant de moments de la vie.
Vous pouvez vous emparer de cette image et l’habiter à votre façon. Qui sera votre Adélaïde ? quelle sera sa problématique ? La référence à Virginia Woolf va avec une quête d’autonomie, d’espace intérieur autant qu’extérieur. Il s’agit de se réinventer. On est dans une intériorité, comme souvent, pétrie de contradiction.
On pourrait rester dans le registre de l’intime, arrêter là la scène, et faire une ellipse, qui nous mènera le lendemain ou quinze jours plus tard. On connait l’état d’Adélaïde et surtout, on a une idée de sa quête et de son besoin : cela a à voir avec la reconstruction et la rencontre. Avec la mue, peut-être. Comment cette attente va-t-elle s’inscrire dans la vie ?
Petit flashback
Pour le moment, Adélaïde oscille entre libération et inquiétude, et cela s’explique aussi par son background amoureux. Petit retour sur son passé :
Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne, depuis l’âge de quinze ans, c’est la toute première fois.
Biographie amoureuse. En fait, ce passage introduit le sujet du livre : la difficulté, pour une femme, de refaire sa vie après 45 ans. Adélaïde a décidé de prendre un nouveau départ, pour échapper à l’usure. Elle ne sait pas à quoi elle s’expose. La réalité n’est pas seulement intérieure. Elle s’inscrit dans une époque, dans un milieu.
Même chose que plus haut cependant : on pourrait arrêter là, et après une ellipse, poursuivre l’action, créer une scène.
Mieux connaitre le personnage à travers ses possessions
Chloé Delaume, elle, poursuit sa présentation d’Adélaïde par un biais : elle lui fait déballer ses cartons. Parler du contenu d’un sac, d’une valise, d’un carton de déménagement, est une manière de nous raconter un personnage sans en avoir l’air. Ici, c’est l’occasion d’inscrire Adélaïde dans sa génération:
Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne dans si peu d’espace. Elle a quarante-six ans et ne possède rien mis à part plein d’habits et sept bibliothèques. Des Billy d’Ikea, qu’elle orne de guirlandes, de papillons sous cadre, de babioles mexicaines, de lampions japonais. Une paire de stilettos trône entre deux Pléiade ; deux passions dans la vie : les livres et les chaussures.
Les bibliothèques Ikea créent de la familiarité, précisent une époque, voire une génération. La référence à l’édition Pléiade non plus n’est pas neutre. On imagine quelqu’un qui a fait des études, vraisemblablement de lettres, ou qui travaille dans la culture. Un certain niveau de vie aussi, ces livres coutent cher. Autre chose : Adélaïde a l’habitude de faire coexister être et paraître, « Une paire de stilettos trône entre deux Pléiade » : luxe, babioles et objets pratiques. Finalement, ces quelques éléments nous en disent beaucoup sur Adélaïde, et la description reste amusante, un moment de légèreté, une légère prise de distance peut-être.
La caméra s’éloigne et englobe un aspect de la situation sociale d’Adélaïde.
Dans son ancien appartement, Adélaïde avait une chambre d’amis qui lui tenait lieu de dressing. Un double salon, un coin lecture. Tout ça, elle le devait à Elias, qui en était propriétaire. Avec son seul salaire, Adélaïde peut louer 35 m2 dans le 20e arrondissement de Paris.
Nous voilà dans la réalité de l’existence… avec une réflexion sociologique en arrière-plan, la différence de salaire et de niveau de vie souvent constatée entre hommes et femmes.
L’auteure opère souvent ces va-et-vient entre le registre de l’intime (la vision du personnage, ses projections, ses souhaits) et un certain état du monde. Plus loin, elle fera par exemple le constat qu’à Paris, il y a moins d’hommes que de femmes, surtout célibataires, et que pour Adélaïde, trouver « d’autres bras » libres va désormais s’avérer problématique. Dans une version de l’histoire, le facteur chance jouera telle une bonne fée, dans l’autre, non. Adélaïde n’en construira pas moins une vie pleine.
Pistes d’écriture :
S’appuyer sur le texte
- Poursuivre le premier paragraphe, en l’adaptant si nécessaire. Garder l’image. Vous pouvez comme je le propose dans le commentaire, créer une ellipse, et nous faire retrouver Adélaïde quelques heures ou quelques jours plus tard.
Vous pouvez procéder ainsi en partant d’autres passages du texte, par exemple le 3e paragraphe.
- Partir d’une phrase, la modifier si vous le souhaitez (changez le prénom, trouver une autre activité que défaire les cartons, etc…)
Le cœur d’Adélaïde cogne douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre.
Adélaïde déballe ses affaires et s’étonne que toute sa vie tienne dans si peu d’espace.
Elle a quarante-six ans et ne possède rien mis à part plein d’habits et sept bibliothèques.
Personne ne pense à elle et elle ne pense à personne, depuis l’âge de quinze ans, c’est la toute première fois.
S’inspirer de la structure du texte pour créer votre propre univers, passer d’un registre à un autre :
Du point de vue intimiste à un regard plus surplombant (avec éventuellement un arrière-plan historique, économique ou sociologique.)
Adopter un registre métaphorique ou symboliste, mais avec un personnage dans une situation concrète.
Le présent, un flashback et retour au présent
Nous faire découvrir un personnage ou sa situation à travers une description de sa bibliothèque, de sa valise, de son sac, de son bureau…