Danser comme une vague, par Carole Menahem-Lilin
Piste d'écriture: la transmission
La première fois, c’est le début d’une vie nouvelle sans qu’on le sache, sans qu’on puisse en retenir la date précise, à peine l’année.
Jusqu’à cet instant, Kézia était échouée dans un corps qui ne prenait plus la mer, même lorsque le mois d’août la ramenait en bord d’océan. C’était un corps lourd, aux réflexes émoussés, une bête qu’elle n’aimait pas, et respectait peu. Les seuls moments où ils coopéraient, elle et lui, étaient durant les cours d’athlétisme – auxquels sa famille aurait préféré qu’elle ne participe pas – ou quand son père comptait sur elle pour aider à porter. Devrait-on porter autant de lourdes boites, à douze, treize ans ? se demandera-t-elle plus tard, lorsqu’elle devra apprendre à rééduquer son équilibre. Mais c’était ainsi : son père n’ayant pas de fils pour l’aider, et la mère étant déjà très occupée, c’était elle qui empoignait les boites pour les porter à la remise. Puis, elle attrapait les sacs ou bocaux qu’elles contenaient, non pas un à un, mais deux à deux, trois à trois – jusqu’à en faire une tour dont la base s’appuyait sur la saignée du coude, et dont les arcs-boutants étaient le menton et l’oreille du côté droit, tandis que le bras du côté gauche se déplaçait souplement pour saisir l’objet et le ranger sur l’étagère - ranger, sans faire s’écrouler l’ensemble.
Elle aurait pu faire autrement, bien évidemment. Adulte, lorsqu’elle rangera ses propres courses, elle prendra soin d’attraper sans se casser le dos, en pliant les genoux autant de fois que nécessaire, puis bascule du bassin, abdos serrés, dos droit. Plus tard. Là, pour l’instant, cette manière de faire est la seule qui l’amuse un peu. C’est à ça que doit servir le corps, non ? à se jouer des défis, non ? Sinon, à quoi ?
Elle se souvient d’une période où vivre était plus souple. Où, lorsqu’elle revenait l’été aux vagues océanes, les défier était un jeu, un jeu qu’elle partageait avec son grand frère, celui qu’elle appelait grand frère, qui était en fait un cousin, mais qui vivait avec eux. Il aimait bien cette casse-cou aux grands yeux qui ne lui disait jamais non, et il l’entraînait avec lui en bordure de rouleaux, puis dans les rouleaux – allez, on saute, allez, ou plonge. Combien de fois l’avait-il ramenée à la surface à moitié étouffée, de l’eau plein la gorge, les narines, les yeux ? Qu’importait, sa peur enfantine s’apparentait au fou-rire : il était là.
Il était là, à côté d’elle, ombre plus haute, sourire plus radieux.
Quand il lui montrait, elle voulait. Elle voulait posséder son savoir, elle voulait être lui et, à défaut, faire comme lui. L’imiter. Elle avait appris, comme ça, toutes sortes de trucs dont elle se demanderait, plus tard, comment il se faisait qu’ils lui avaient semblés si précieux, si chics. Ils étaient désirables parce que lui l’était, et que l’espace entre eux se chargeait d’or.
Puis, son corps l’avait trahie la même année où il avait disparu. C’est-à-dire, il n’avait pas tout à fait disparu : elle sait qu’il vit toujours, elle imagine qu’il répand toujours autour de lui son rire contagieux, mais il est trop loin pour que son ombre l’enveloppe encore, trop loin même pour qu’elle puisse lui parler. Ils ont bien essayé, par téléphone, mais c’est trop douloureux, ridicule, et puis ils n’avaient pas tant à se dire, n’ont jamais eu tant à se dire : vivre l’un à côté de l’autre, courir ensemble, s’attendre.
Elle le reverra peut-être l’été prochain, quand elle retournera. Mais, ce ne sera plus la même chose. Elle-même, ne sera plus la même. D’ailleurs, elle préfèrerait, cette année, ne pas retourner. Elle se sent étrangère. Elle se sent misérable. Une âme étrangère dans un corps misérable.
Au moins sait-elle créer des tours et pyramides d’objets lourds, comme lui-même le lui avait montré, autrefois. Elle l’observait alors avec admiration. Qui admirer, maintenant ? à qui confier le poids de ce corps, engoncé dans une identité qui n’est pas la sienne ?
Elle ne sait pas non plus si elle restera au collège, au-delà de la quatrième. On a besoin d’elle à la boutique, après tout. Et puis, tous ces savoirs lui donnaient des ailes parce qu’elle pouvait les partager avec lui, en rire le soir – quand il lui disait, « Tu as de la chance, cousine, de pouvoir étudier, oh oui, tu as de la chance ! », ou quand parfois il pouffait « Vraiment, vous apprenez ça ? à quoi ça peut servir, ça ? à mieux classer les chiures de mouches ? » – alors elle explosait de rire et, bizarrement, ça lui donnait plus de curiosité encore. Tout l’intéressait, même ce qui ne l’intéressait pas, parce qu’elle pourrait en faire quelque chose d’intéressant à partager, avec lui.
Quoi partager, maintenant ? Qui admirer ?
Et puis, ce corps qui l’a trahie. Des seins qui pointent. Un ventre qui souffre. Des lourdeurs qui l’alourdissent. Des odeurs. Les odeurs, surtout. Elle ne se reconnait pas, ne reconnait pas ses odeurs, ses lourdeurs.
Ne veut pas non plus de ces regards adultes accrochés à elle, à ses épaules, à ses cheveux. Elle se cache comme elle peut, mais on n’est pas responsable de ce qu’on exsude.
Au moins ici, dans l’arrière-fond de la boutique, d’autres odeurs recouvrent la sienne, épices, bois, huile. Ces mêmes senteurs imprégnées dans ses vêtements, et qu’elle recouvre d’une lourde blouse de coton, au collège. Elle est bien la seule à la porter encore en toutes occasions, dans la classe.
Et puis voilà. Quelqu’un d’autre leur arrive de là-bas, de l’océan. Ce n’est pas lui, non. C’est une cousine, pas un cousin. On se demande bien pourquoi le père l’a acceptée, lui qui est déjà si encombré de ses filles. Kézia a vite la réponse : la mère est enceinte, et cette fois, il espère que ce sera un fils. Et comme il veut ménager sa femme, il a fait venir celle-là, de là-bas. Non, l’autre, le garçon, il ne le reprendra pas : ses aînées grandissent trop vite, ce n’est plus possible, il y a la pudeur. D’ailleurs, le garçon fait son apprentissage, non ?
Les premiers jours, Kézia regarde la grande cousine de loin. La grande cousine s’occupe des petits. Elle doit apprendre, elle sera bientôt mariée elle aussi, si Dieu le veut.
Dieu ne le veut peut-être pas. En tout cas pas trop vite. Parce que cette grande-là, Nalia, c’est apprendre à danser qui la possède. Le soir, tard, c’est ce qu’elle fait, dans la petite chambre proche de celle de Kézia. Elle met l’appareil à musique, elle a ramené ses enregistrements, et voilà, c’est comme un vent rythmé qui emporte son corps. Sa voix aussi est belle, même si elle fait attention de ne pas la faire sonner trop fort. Elle résonne quand même, et soudain s’ouvre, timide, un espace à l’intérieur de Kézia. De nouveau, elle ressent ce désir, franchir la distance, s’approprier ce que l’autre possède.
Ce premier soir où l’adolescente s’insinue dans la chambre de la grande, après un mois d’observation discrète, elle se sent bête, une bête, un ours qui voudrait apprendre une danse de femme. Nalia la toise, surprise, de dessous ses cheveux en couronne. Puis elle sourit, un sourire contagieux – on voit bien qu’elle est la sœur du grand cousin. Kézia ne peut se retenir de sourire aussi, et – oh, timidement – de faire aller ses hanches sur la musique.
Tiens, elle sait faire ça ? Le début du huit, le début de l’infini ? Non, elle ne sait pas. Bien sûr que non, elle ne sait pas.
Elle se bloque à nouveau, corps verrouillé en position de défense – en position d’élever sa tour. C’est à dire, en appui sur sa cheville gauche, bras droit plié à hauteur de son plexus, menton cherchant le creux de l’épaule – mais, que peut-elle faire s’élever dans le berceau de son bras ? Rien, que de l’air, de la gêne, de la musique – une colonne faite fille, si brûlante et rougissante qu’elle croit qu’elle va s’évanouir.
Elle voudrait reculer maintenant, honteuse de son grand corps transpirant, engoncé.
Mais déjà Nalia vient vers elle, faisant frissonner ses épaules – sourit, approche puis recule. Et voilà, Kézia est de nouveau face à la mer – ce grand arc des vagues, ce mouvement ondulatoire des bras, ces mains qui invitent et s’échappent, mouvement cassé du poignet, épaule qui reflue…
Et ces pieds qui tressautent, cette vibration qui se transmet jusqu’à elle, comme autrefois le sable vibrait sous ses pieds nus, révélant le tambour assourdi de la terre. Oui, elle éprouve à nouveau ce mouvement qui la relie à ces veines cachées, cette pulsation du son. Elle relève timidement la tête, cherche le regard de la grande cousine, un regard qui va la jauger, la juger, non ? Mais le regard que lui renvoie Nalia est patient et rieur, sans honte. Un regard soulagé, peut-être aussi, de partager.
Alors soudain Kézia sourit, elle rugit, et laissant aller ses mains, laissant tressauter ses pieds, vibrer ses genoux, elle se laisse aller à la conquête, la conquête maladroite mais jouissive après tout, d’être corps, un corps avec des hanches, des épaules, un ventre, un rire.
Copyright: Texte Carole Menahem-Lilin, Photo de Our Life in Pixels sur Unsplash