Le fauteuil, par Nickye Alause

Piste d'écriture: Titus n'aimait pas Bérénice, ou comment se remettre en mouvement.

Son nom, elle l’a oublié, et son visage.

Son nom à elle, oublié aussi. Comment le croire, son propre nom. Comment est-ce possible ? Est-ce réellement une perte ou simplement une piste, une voie d’urgence, une échappatoire…

 

Il lui serait facile d’aller chercher son sac à main, d’éparpiller le fatras qui s’y trouve dans l’espoir de tomber sur quelque chose, un courrier pas ouvert, une enveloppe à fenêtre transparente qui lui dévoilerait…

Elle était allongée, elle s’est redressée et pour le moment préfère rester assise sur ce canapé rouge, tellement rouge qu’un crime de sang s’il avait eu lieu ne serait pas décelé. Les coussins eux-mêmes donnent du moelleux et de la suspicion. Elle en saisit un et l’embrasse d’un élan un peu plus qu’amical, mais soudain, elle ressent une pointe de mépris à son égard. N’est-ce pas de la fourberie qui donne ce moiré trompeur au taffetas ?

Il sait, pense-t-elle, il sait, il était là, en spectateur. Elle est prête à le violenter, à bout de bras, elle le secoue avec une hargne qui la fait souffrir. Le tirant de la glissière choque le métal doré de sa fermeture éclair comme un gémissement.

Il ne dira rien, non !

Son dépit se dispute avec cette colère qui lui monte du fond des tripes, là, juste derrière le nombril, un point brûlant qui irradie. Le coussin heurte le miroir, un bruit mou qui se propage jusqu’à l’atterrissage sur le fauteuil de cuir noir.

Elle, celle au nom perdu, perdu pour l’instant, voit sur ce fauteuil-là celui qui n’y est plus. Comment se nommait-il, déjà ? Elle le voit assis, la jambe droite chevauchant la gauche dans une posture d’abandon gracieux, de calme, de vacuité.

Vacuité. C’est le mot qu’elle cherchait inconsciemment. La vacuité d’une boîte que l’on pense contenir des trésors, de simples photos, des souvenirs heureux, pourquoi pas des douceurs, des choses piquantes, des trucs amers que l’on nous a interdit de saisir, de mettre à la bouche…

Sa présence a laissé une trace. Il choisissait de s’asseoir sur ce fauteuil noir. Des choix vestimentaires immuables l’assortissaient automatiquement à l’espace étroit de ce siège. La lumière s’introduisait dans son dos, projetant une ombre longue et tellement sombre qu’elle aurait dû se méfier, oui elle aurait pu mais… Cet éclairage – qu’il arrive de la rue par la fenêtre étroite ou de la lampe posée sur le coin de marbre de la cheminée (noir le marbre comme un tombeau) – auréolait son visage pâle d’une frange dorée. Délicieuse image. Elle aurait dû se méfier. Elle aurait pu…

Elle, elle s’attend à entendre à nouveau les mots qu’il disait toujours avant de la quitter. Il disait son nom et prétextait une obligation impérieuse et, ne t’inquiète pas je serai revenu demain. Ça, c’était au début.

Elle le laissait partir sans rien dire qu’accepter, accepter cela comme si ce ne devait plus jamais se reproduire. Ça, c’était au début.

Le début d’une histoire laisse espérer des développements. Mais qui les engendrera ? Une obligation impérieuse, un besoin impétueux, un départ précipité, des départs intempestifs… La première fois et puis les autres…

Le coussin échoué n’ose évoquer le nom oublié de manière intelligible, il chevrote : Anna ? Hana ? Hama Léna Julia Mia… Ah ! Elle croit, elle sait, elle se saisit de l’écho des mots entendus qui ne résonnent plus.

Puis referme les yeux. Elle caresse le cuir tiède et rouge. Elle serre entre ses mains les angles usés des accoudoirs pour en ressentir les coutures, un peu râpeuses comme des cicatrices anciennes aux creux de mains nerveuses et humides de larmes. C’est à cela qu’elle se rend compte qu’elle pleure, que ce qui voile son esprit n’est qu’un rideau de larmes, un écran entre la vie, sa vie du dedans et les vies, celles du dehors.

Anna, je dois partir, absolument, dit l’ombre disparue du fauteuil noir.

C’est la dernière fois qu’elle l’a vu. Elle n’a rien répondu. Elle, Anna est restée muette à son annonce de départ.

Lui, il s’est levé. Anna, elle, a fermé les yeux. Les semelles de ses mocassins noirs ont fait une sorte de couic-couic au rythme de ses pas jusqu’à la porte d’entrée – de sortie. Il n’a pas eu d’hésitation, il a ouvert la porte et l’a refermée sans la claquer, comme une respiration que l’on retient et que l’on reprend, un souffle.

Elle, Anna, a entendu ses pas décroître dans les escaliers, l’interruption sur le palier inférieur et encore, peut-être encore le bruit de semelles, ou bien elle l'a imaginé.

Quand elle s’est redressée, il y a eu comme un éblouissement, un éclair, un saisissement. En quatre pas rapides, elle était à la porte qu’elle verrouillait, avant de rejoindre le canapé rouge, si rouge.

C’était hier ou avant-hier. Le téléphone est déchargé. Écran noir, écran miroir. Combien de soirs ?

Son corps recroquevillé a creusé dans le cuir, rouge comme un crime, rouge comme la colère, rouge comme la guerre, comme l’exode, a creusé un nid chaud et rond, confortable. Elle se lève, elle se relève, enfin. Anna passe sa main curieuse dans ce creux chaud. Vivante. Anna se délecte de connaître son nom, de le prononcer, haut, fort. Vivante.

Anna est debout. Le store demande à être relevé et la fenêtre, ouverte. Les arbres fleuris de la rue dispensent un parfum ferreux écœurant et agréable, une odeur de printemps et de goudron chaud.

Anna quitte la pièce pour se servir un verre d’eau dans la cuisine. Les glaçons tintent. Pour le moment, la soif seule est de retour. Par acquit de conscience ou simple curiosité, elle ouvre la porte du réfrigérateur pour une inspection. Elle trouve que la lumière de l’ampoule est étonnamment joyeuse. Pas de produits avariés, quelques yaourts en date limite, deux pommes sans une ride, un citron.

De retour dans le salon où pénètrent la lumière d’un soleil de fin d’après-midi et les bruits de la rue, elle pousse ce vieux fauteuil face au mur du vestibule, prêt à prendre la porte, noir et moche, refroidi. Demain, c’est le jour des encombrants. Anna demandera au voisin de l’aider à le descendre sur le trottoir.

 

Photo de Theo Bickel sur Unsplash

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