Eblouie, encore? (2) par Christine Maillard

DEUXIÈME SEMAINE

Plus rien ne sera comme avant, avait menacé son père. Elle n’avait rien répondu. Pensait-il lui apprendre la vie ? Allait-il dérouler en grande pompe le florilège de platitudes qu’on peut prononcer dans ces moments-là ? Elle lui avait confié que son couple se désagrégeait. Le désir d’être ensemble les avait quittés. Son père n’avait rien répondu. Il était silencieux. Aucune compassion ne se lisait dans son regard. Savait-il déjà ? Quand elle prononça le mot « séparation », son visage devint blême ; de sa bouche béante, la voix s’était muée en rugissement. Il s’était exclamé : Faut penser aux enfants. Faut faire preuve de maturité. Elle l’avait regardé, le cœur serré, puis elle était partie.

Elle regarde par la fenêtre et entrevoit la lune pleine de sa rondeur dorée. Elle danse, se déhanche sur les rythmes de Aïcha. Un homme lui fait du gringue. Il danse bien. Ses amis sont là ; ils frétillent. Elle rit, réconfortée par leur chaleur, réjouie par la sensation de la vie qui la traverse. Elle reprend un verre de champagne en le levant à son amie Manu, qui la prend dans ses bras. Elle pose sa tête dans son cou. Un violent spasme l’ébranle. Un sanglot la secoue. Puis des larmes qu’elle tente de contenir. Des images de la Bretagne, des paroles de lui qui sonnent la tristesse. Manu la serre encore plus fort. Elle se dégage en souriant, le visage barbouillé.

 

Allongée dans l’herbe, bercée par les paroles d’une chanson qui l’accompagne depuis quelques semaines, elle regarde le mouvement des nuages escortés par la brise. Elle fredonne cette douce promesse. Elle imagine se hisser sur les cimes des arbres, rejoindre l’oiseau qui volète de branche en branche. Le souffle de l’air balaie les nuages. Leurs dessins se font et se défont abasourdis par la vitesse de leur créateur. Elle se redresse en riant et se met à chanter : quelque chose dans le vent me dit qu’il est temps.

 

Elle attendait avec angoisse le jour où sa mère rendrait son verdict. Un soir, elle trouva ses fils au téléphone en compagnie de leur grand-mère. La conversation semblait pénible. D’un air agacé, Dylé et Roman regardèrent leur mère en lui proposant le combiné. Elle se résigna à répondre. Maman, comment vas-tu ? Elle n’entendit qu’un murmure incompréhensible. Puis elle comprit quelques bribes : Comment est-ce possible ? Ton père m’a dit. Et tes enfants ? Devant l’absence de compassion de sa mère, elle s’étonna de lui rétorquer si aisément : Oui, c’est difficile, douloureux. Mais les enfants savent que nous continuerons à les protéger. Et vous, serez-vous là vraiment ? Sans jugement ni condamnation ? Sa mère avait déjà raccroché.

 

Tous regardent vers le haut. Leurs cous paraissent désarticulés tant ils sont proches de leurs épaules. Parfois leurs corps avancent de quelques pas, mais leur position semble immuable.  Elle imagine une autre physionomie de l’être humain, la tête tournée vers le ciel pouvant s’orienter vers la droite, vers la gauche, mais jamais vers le bas. Elle sourit. À son tour, elle lève la tête et voit des dizaines de cerfs-volants tournoyer dans le ciel lumineux du printemps. Le spectacle est magique. Soudain, elle entend des cris puis des mots : Rattrape ton quadrilatère. Tu vois bien que tu vas le perdre. Elle regarde l’homme d’un air perplexe puis comprend l’association entre l’objet et la forme. Quel manque de poésie, songe-t-elle.

 

Bibi est assise confortablement sur Dylé, la tête posée sur la cuisse de Roman. Les deux garçons ponctuent leurs caresses de douces déclarations : Ô, ma petite chérie, tu es si mignonne. La jeune chatte tourne vers eux un regard attendri, presque émerveillé. Elle observe la scène, troublée par ce bonheur si simple.  Elle s’approche. Ses fils la regardent. Elle s’assied près d’eux pour rejoindre le moment.

 

Elle sortait du lycée, satisfaite des cours qu’elle avait présentés. Le temps était clair. Elle décida de rentrer à pied par le Père-Lachaise. Elle aimait ce cimetière où la mort ne semblait pas que paisible. La vie y avait sa place. Elle l’atteignit assez vite, s’y engouffra avec une envie de souffler, regardant les inscriptions sur les sépultures, imaginant la vie de toutes ces personnes disparues. Puis elle vit un groupement de personnes autour d’un caveau. Elle s’approcha et entendit l’oraison funèbre de la défunte. Elle sentit un regard insistant. Elle découvrit un homme, au visage ténébreux et triste, lui sourire. Elle le lui rendit. Ils s’étaient vus. Elle fut gênée de cet instant incongru en plein recueillement.

épisode 1  épisode 3

Copyright: Christine Maillard. Photo de Shreeya Pradhananga sur Unsplash

 

 

 

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