La Pente douce, par Marianne Girard

        J’ai le souvenir d’avoir aimé mon corps. J’avais de longs cheveux très doux, une tache de naissance à la forme rigolote, et de grandes jambes qui, lorsque je ne trébuchais pas sur mes propres pieds, me permettaient de courir aussi vite que les garçons. Et puis, il y avait mes dents du bonheur. J’adorais mon sourire, et le modeste creux qui se situait au milieu. Il était suffisamment différent pour me rendre spéciale, pas assez pour qu’on me trouve bizarre. Quand j’étais contente de moi, je riais, laissant voir à chacun cet écart, dont j’étais persuadée qu’il me rendrait heureuse. Le bonheur, c’était le trou entre mes deux incisives.

Puis, la petite souris est passée. Une fois. Deux fois. Vingt fois. J’ai appris qu’elle n’existait pas. Le trou s’est refermé. Et le bonheur, tel un oiseau, s’est envolé.

J’ai commencé à détester mon corps. Ces poils noirs et drus qui poussaient n’importe où. Passe encore. Il n’y avait que dans le miroir qu’ils me dérangeaient. Mais il y avait le reste. Tout le reste.

Ma poitrine devint si sensible qu’il me fut longtemps impossible de m’habiller sans grimacer de douleur. Moi qui aimais tant dormir sur le ventre ! Coincée dans le corset que m’avait offert ma scoliose, mes nuits se transformèrent en un enfer, où mes tortionnaires se donnaient à cœur joie. Sueur de fauve et larmes de désespoir formaient un fleuve sans fin de tristesse, filant droit vers l’océan de mes cauchemars.

Et quand mes seins me laissèrent enfin tranquille, avec une gorge plus petite que je ne l’avais craint, ce fut au tour de mes jambes de m’attaquer. De m’écarteler plus précisément. Chaque soir ou presque, mes pieds et mon bassin semblaient s’accorder pour tirer la rotule chacun de son côté, convertissant chaque seconde en un présent interminable.

Mais il n’y avait rien à faire. Grandir n’est pas un choix.

Le pire n’étant pas la croissance, mais ce qu’elle annonce : l’autre versant de la montagne. Moins pentu. Plus fatal. La vie est une voie à sens unique, après tout. Arrivé au sommet, on n’a pas d’autre choix que de redescendre. On ne fera jamais mieux qu’au moment où l’on se déteste le plus.

Le temps qui passe nous arrachera tout ce qui compte et qu’on ne voit pas depuis l’apex : mes cheveux doux deviendront rêches, mes belles gambettes se mueront en guiboles branlantes et, quand mes taches de naissance se feront brunes, il ne restera de ma tête, à ce jour pas si mal faite, que des phrases de vieux con ; celles que l’on dit pour ignorer que le monde nous oublie.

Mais il n’y aura rien à faire. Vieillir n’est pas un choix.

Alors, quelle option me reste-t-il ?

Pleurer ?

Ça soulage, de pleurer. Mais ce n’est pas très utile. Et puis, j’ai assez pleuré : la mer du futur, en contrebas, est déjà remplie de larmes.

Fuir ?

Où ? Existe-t-il un endroit où l’on ne vieillit pas ? Où le temps ne nous rattrape pas ? Je n’en ai pas assez, du temps. Je commence à dévaler le second versant de la vie, je n’en ai pas à gaspiller dans une fuite éperdue. Et perdue d’avance.

Mûrir ?

C’est un joli mot, mûrir. Il donne l’impression qu’on n’a jamais fini de s’améliorer. Que l’on peut toujours faire mieux. Ne dit-on pas qu’un quinquagénaire, déjà loin dans la descente, est un homme d’âge mûr ?

C’est une vision très optimiste. Peut-être trop pour moi, qui me demande à quoi ressemble la pente quand on a passé le cap mûr.

Est-ce qu’on pourrit après ?

Ne traite-t-on pas la goutte, le diabète et le cancer de « pourritures » ? Ne finissons-nous pas par nous décomposer sous terre ? Et quand il ne restera de moi que mes dents, désolidarisées par les vers rongeant ma mâchoire, et mon nom sur les cendres de vieux papiers oubliés, alors quoi ? Est-ce que tout ceci aura réellement eu de l’importance ?

Les mots ont toujours une seconde face. « Montée » a « descente ». « Grandir » a « vieillir ». « Mûrir » a « pourrir ». Pourtant, du haut de cette pente que je viens d’entamer, j’ai la conviction que « mûrir » signifie « savoir vieillir ».

Coup de chance pour moi, mûrir est un choix.

Et le bonheur est un oiseau qui sait voler.

Copyright: texte, Marianne Girard. Image: Photo de Éric Deschaintre sur Unsplash

Piste d'écriture: s'inspirer de titres de chapitres, dont "le bonheur est un oiseau qui sait voler".

 

 

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