Éléna, par Nyckie Alause

Piste d'écriture: "Celle qui est revenue", de Donatella di Pietrantonio, "A treize ans, je ne connaissais plus mon autre mère",

À treize ans je ne connaissais pas mon autre mère. Celle que je venais de quitter ne m’avait pourtant jamais caché son existence, mais les rares fois où la questions était abordée, ce qu’elle pouvait en dire ne provoquait chez moi aucun regret. Quelquefois mon père passait me voir mais j’ai peut-être bien imaginé qu’il s’agissait de lui. Il n’était pas particulièrement amical avec moi mais il me posait des questions sur ma vie avec cette femme, Éléna,  qui s’occupait de moi avec tendresse.

Il toquait à la porte et avant même de saluer Éléna, il lui tendait une enveloppe dont elle ouvrait le rabat pour une rapide vérification avant de l’enfermer dans le tiroir du buffet. Quand j’ai compris qu’il devait s’agir d’argent j’ai essayé de savoir combien, en posant des questions, en fouillant un peu dans le tiroir, en essayant de voir le contenu de l’enveloppe quand elle l’ouvrait… Toutes mes tentatives furent infructueuses et provoquèrent des réactions auxquelles je n’étais pas préparée.

J’étais persuadée qu’Éléna m’aimait et que c’était la raison qui avait présidé au choix de mon propre prénom, Éléna.

Dans certaines familles, les enfants portent le même patronyme que leurs parents. Moi dans cette famille-là je ne portais que le prénom de ma mère. Parfois j’essayais de lui dire maman. Un sourire humide et une voix douce me rappelaient à l’ordre. « É-lé-na » me disait-elle en détachant les syllabes, accentuant le son de la dernière pour que cela s’inscrive et que je ne fasse plus l’erreur d’imaginer… Le soir dans mon lit je tirais le drap au-dessus de ma tête et dans cet abri je jouais tous les personnages, maman, Éléna, papa, la petite sœur Adriana dont ma poupée devait tenir le rôle sans dire un mot de façon à ne pas trop prendre vie.

Un samedi de fin d’été, Il, peut-être mon père, a tendu l’enveloppe en disant "c’est la dernière fois". Il a tapoté mes cheveux, n’a pas posé la moindre question, est sorti sur le palier et c’est moi qui ai refermé la porte. Les craquements de ses pas sur les marches de bois de l’escalier ont très vite disparu. J’ai imaginé un instant qu’il avait descendu les trois étages en glissant sur la rampe cirée.

Éléna a ouvert l’enveloppe avec lenteur, comme si son geste serait déterminant sur son contenu. Elle en a sorti une petite photo qu’elle a examinée avec insistance. Son regard allait de mon visage à la photo pour revenir vers mon visage, plusieurs fois. Elle me l’a tendue en disant "Adriana te ressemble". À mon tour je l’ai examinée et j’ai dit "Je ne trouve pas".

Jusqu’au dimanche soir, j’ai cru que rien ne changerait dans notre vie ; mais le lundi matin, tout ce que je possédais a été fourré pêle-mêle dans ce grand sac gris qui pèse sur mon épaule. Éléna m’a accompagnée jusqu’à la station, m’a embrassée, m’a dit "tu es une grande fille", et elle a attendu que je monte dans l’autocar pour repartir vers notre rue.

J’aurais dû pleurer, mais j’ai occupé les deux heures de voyage à inventer mon retour, et je lui dirai ceci et elle me répondra cela, elle aura fait repeindre ma chambre, il y aura une robe neuve sur mon lit, bleu pâle avec une petite bordure de dentelle et des boutons de nacre, des sandales dorées, une délicieuse lampe de chevet accrochée au ciel de lit comme ces décors que l’on voit dans les films. Si si, je suis déjà allée au cinéma avec Éléna, je vous l’assure. L’actrice, l’héroïne, était exactement comme celle que je rêvais de devenir, que j’allais devenir. Si, c’est vrai…

Le chauffeur m’a appelée en disant « Toi, la demoiselle, c’est ici que tu dois descendre ». Moi je lui ai souri et j’ai répondu, « merci monsieur, à bientôt », comme si je n’étais ici que pour au pire quelques jours…

Quelquefois, je vois passer l’autocar, mais jamais il ne s’arrête. Je fais un signe de la main au conducteur comme si nous nous connaissions. Parfois il donne un petit coup d’avertisseur à trois tons.

Quand je suis arrivée à l’adresse indiquée, je m’attendais à y trouver mon père, enfin celui que je croyais connaître, et ma mère, celle qui m’avait mise au monde. Ma sœur Adriana, c’est elle qui m’a ouvert la porte. J’ai vérifié sur la photo comme un policier regarderait ta carte d’identité, avec suspicion . Elle n’était pas enchantée de me rencontrer, mais la vue du gros sac gris qui me tirait l’épaule l’a convaincue, il devait bien contenir des choses qu’elle pourrait avoir quand nous l’aurions vidé sur le lit. Une pièce minuscule et mal éclairée, une ampoule pendue au plafond, un tapis que quelqu’un avait dû jeter, deux étagères et quelques crochets. "C’est notre chambre", dit-elle.

Nous nous sommes assises sur le lit du bas, « C’est mon lit, toi tu dormiras en haut… », le sac entre nous comme seul lien pour nous unir.

En fin d’après-midi, la femme qui doit être ma mère est entrée. Je crois qu’elle a oublié le prénom qu’elle m’a donné, car jamais elle ne le prononce. "Toi, mets donc la table ! Adriana, fais la vaisselle !" Il y a d’autres chambres que la nôtre et d’autres enfants. Je ne sais pas si nous sommes de la même famille, de la même mère génitrice, nous ne nous adressons jamais la parole.

Je dois suivre cette petite sœur pour rejoindre l’école, trouver la boulangerie, la bibliothèque, l’église.

Devant celle-ci, Adriana me laisse et s’en va je ne sais où, rôder, chaparder dans les vergers pendant que les gens comme il faut sont à la messe. Un couple de personnes âgées, un homme et une femme me saluent comme si nous étions du même monde. Ils s’installent sur les marches du parvis le samedi et le dimanche, juste aux premiers sons de cloche. Quand les gens entrent, ils les saluent et seulement quand ils ressortiront, ils oseront tendre la main pour une obole. Moi, je n’ai rien et je remplace cela par quelques mots, on se sourit, comment allez-vous, il fait bien beau aujourd’hui, enfin je trouve toujours quelque chose à dire, à ne rien dire.

Ces moments où j’échappe à la chaleur puante de l’appartement de ma mère, à la présence lancinante de la petite sœur, au dédain affiché des garçons qui vivent chez nous, sont des heures volées.

J’attends que les familles soient installées et je choisis ma place. Tout joue, les vêtements, les cheveux et chapeaux, le nombre d’enfants, et surtout leur âge. Je les choisis assez petits et je m’assieds au bout du rang tenant pour une heure le rôle de grande sœur. Pendant toute la durée de l’office j’invente une vie, je dialogue avec enfants et parents dans ma tête, je leur donne des noms et même des diminutifs, je dis, Papa, je pense que…, ou Maman, j’aimerais retourner à la ville voir mon autre mère. Dans ces conversations avec moi-même, je ne mentionne jamais l’endroit où je vis, ni le reste. Parfois j’insère Adriana dans mes histoires, mais dès qu’il lui faut rester tranquille elle s’enfuit, ou fait du bruit, ou dit des âneries.

Ce soir, quand nous serons couchées j’essayerai d’en savoir plus sur notre père. Ce n’est pas possible, je ne la crois pas quand elle affirme qu’il n’existe pas. « Je te dis que je l’ai vu et que c’est lui qui a apporté cette photo que je t’ai montrée. » Si je suis trop insistante, elle se ferme comme une huître et passe plusieurs jours sans m’adresser la parole.

Demain, c’est la rentrée des classes, je ne sais pas ce que je pourrai écrire sur la fiche de renseignements, non, je ne sais vraiment pas…

Copyright: Nyckie Alause. Illustration: Photo de Laura Ohlman sur Unsplash

 

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