Racine carré, par Didier Chabbert
Piste d'écriture: Titus n'aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulay.
Le plus terrible, c’est qu’il n’a rien dit. Il est parti, c’est tout.
Titus ne me reprochait rien, peut-être qu’il m’aimait et peut-être même que c’est moi qui ne l’aimais pas assez. Mais le pire, c’est qu’il n’a rien dit, pas laissé de trace ni de message. Il m’a enlevée de sa vie, enlevée de son Smartphone, il est devenu injoignable, complètement absent, disparu comme un naufragé.
Le naufrage, c’est moi qui le vis maintenant. Aujourd’hui, je m’enfonce, je me noie dans ces pensées obscures. À qui parler, à qui se confier, comment dire l’inexplicable ?
Il est trop tôt pour analyser, j’ai envie de me rouler en boule, une grosse boule de colère. Je voudrais revoir Titus, lui seul pourrait me dire pourquoi il m’a quittée, comment il compte vivre de son côté sans moi, loin de moi.
Même ma sœur cadette ne peut pas comprendre. Je veux de l’empathie, du réconfort. Mais tout ce qu’elle trouve à me dire c’est : « Pauvre Bérénice, on dit qu’il faut un an pour se remettre d’un chagrin d’amour, mais tu en ressortiras plus forte. » Pourtant, ces phrases me bercent, comme une main tendue vers la convalescence.
Parfois, j’aspire au silence complet. D’autres fois, je voudrais que ma sœur m’écoute simplement sans dire un mot. Je veux sortir du ressassement, mais je tourne dans la maison, cherchant des traces, des traces de notre amour. Des signes, des mots, ces mélanges de petits riens qui font la vie.
Les papiers, l’écriture de Titus, les pièces de Racine dans la bibliothèque…
Bérénice y trouve les annotations que Titus écrivait au bas des pages. C’est dans ces notes qu’elle cherche la racine du mal.
Elle est tétanisée, tout est incohérent. Où est donc passé Titus, ce rapeur de génie ? Personne avant lui n’avait eu cette voix, ce débit singulier où un mot en appelle un autre. Bérénice entend, dans les pièces de Racine, la routine sonore et la gestuelle propre à Titus. Elle se souvient de sa manière de scander les alexandrins, d’escamoter les syllabes, de cette voix qui ne se fatigue jamais. Son Titus, champion de la césure à l’hémistiche, où donc est-il passé ? Qu’est-il devenu ?
Lorsque je l’entendais à la radio autrefois, cela ma rendait joyeuse. Mais aujourd’hui ça me plonge dans un spleen affreux et j’ai envie de pleurer, de crier et je ferme le poste, c’est insupportable.
Parfois je murmure les vers, cherche ceux qui font écho à ma colère. Je refuse le temps qui passe et qui m’éloigne de mon amour. Je ne veux pas de ce temps qui émousse les souvenirs. J’ai besoin d’empathie, de convalescence. J’ai besoin qu’on me regarde. Comment est-ce possible ?
Andromaque, Phèdre ou Bérénice, il les aimait toutes, Titus. Il a si bien scandé les monologues et les plaintes de ses héroïnes. Il disait : « Racine, c’est le supermarché du chagrin d’amour. »
Bérénice, devant sa tasse de thé, lit à voix haute, pendant des heures, les textes réécrits par Titus, elle s’applique et parfois hésite sur des liaisons. C’est sa façon de se prouver qu’il est toujours là. Elle fait des recherches, analyse les écrits. Si elle comprend comment se sont écrits ces vers si poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra peut-être pourquoi Titus l’a quittée pour aller raper ailleurs.
Copyright: Didier Chabbert. Illustration: Richard Ciraulo sur Unplsash.