De passé à simple, par Florence Valat
Piste d'écriture: Théo et son amour de la certitude.
Gaël avait décrété un jour, assez jeune, qu’employer le assé simple était le summum du distingué et qu’il allait désormais utiliser ce temps dans toutes ses conversations.
Les autres parlaient un langage si pauvre, trouvait-il, et cela l’affligeait au plus haut point. Il essayait donc, à tout bout de champs, de convertir ses comparses au passé simple d’abord, mais aussi à un langage plus châtié, plus sophistiqué. Il les invitait ainsi à étoffer leur vocabulaire.
« La langue français est tellement riche ! » rétorquait-il à ceux qui lui répondaient que chacun était libre de s’exprimer comme bon lui semblait. « Il serait bien dommage de s’en priver ! » Et il ajoutait : « Notre chère et majestueuse langue française compte pas moins de soixante mille mots, et la plupart des francophones n’en emploient que cinq mille !! C’est aberrant !! Je suis atterré !! » clamait-il lors des repas entre amis, le verbe haut, le geste brusque manquant toujours de renverser son verre de Bourgogne.
Il maniait fort bien le français mais aussi l’allemand, l’anglais, l’espagnol et enfin, le russe.
En parlant de russe, il l’avait étudié l’année de sa Licence de langues, en Russie à l’université d’état de Tver, une jolie ville située sur la Volga. Les week-ends, il partait à Moscou, située à deux heures de train de là, et passait son temps arpenter les musées de la gigantesque ville.
« Quels musées visitas-tu ? » demandait-il, dès son retour, à chaque étudiant de sa classe revenu lui aussi de la capitale et qu’il croisait. On répondait la plupart du temps qu’on s’était promené ou alors que l’on était allé voir des amis, et ce, avec une pointe d’agacement car on connaissait bien l’énergumène, exaspéré qu’on était par cette manie que Gaël avait de tout ramener à la culture et à l’éloquence
Il s’excitait alors : « Mais enfin, Moscou regorge de musées brillants ! Pourquoi ne visitas-tu pas au moins le musée-appartement Gorki, j’y allai la semaine dernière et je fus frappé par l’atmosphère de ses lieux. Puis je fis une halte au kiosque de l’angle de la rue Varontsova et m’achetai la Gazieta, que je lus d’une traite dans le train retour. »
Gaël ne pouvait s’empêcher démontrer aux autres oh combien, en cinq mois, il avait déjà acquis un excellent niveau de russe, et qu’il ne comptait pas s’arrêter là. Ah ! Gaël et sa pédanterie ! On le reconnaissait bien là !
On s’étonnait cependant d’un antagonisme puissant ; Gaël était profondément attaché et épris des arts humains, et pourtant, il était résolument pour l’extinction des Hommes sur terre, afin que la nature reprenne ses droits. « Je suis résolument contre la procréation !! » entonnait il à la cantonade « Levons un verre à la nature ! » On insinuait alors qu’il était jeune et avait bien le temps de changer d’avis. « Ça, c’est hors de question ! » s’époumonait-il à dire, les joues rendues cramoisies par les verres de vodka qu’il aimait enchainer les vendredis soir, avec cette joyeuse bande d’étudiants venus de tous les continents ; il y avait des Américains, des Chinois, des Turcs et Gaël passait la soirée à leur couper la parole pour leur demander de lui apprendre quelques rudiments de leur langue maternelle ; on trouvait alors que c’était là encore une marque de la suffisance qui le caractérisait.
Mais il y avait cette fille. Olga. Gaël était tombé amoureux d’Olga, et Olga de Gaël. Russe, elle étudiait le français dans la même université. Ils s’étaient rencontrés lors d’une soirée étudiante. Elle était tombée sous le charme de ce Français érudit et lui, contrairement à toute attente, de sa modestie. Ils passaient tous les deux des soirées à palabrer tantôt en russe, tantôt en français.
On s’étonna d’assister à cette idylle entre cette timide jeune fille et ce jeune prétentieux. Gaël, lui, jubilait de cette histoire d’amour, sa toute première à 27 ans ! Car il n’avait jusqu'à présent pas eu ce loisir superficiel que de tomber amoureux. Oui, il avait toujours trouvé l’amour frivole mais avec Olga c’était le coup de foudre et c’était différent.
Olga, quant à elle, s’éblouissait de cet amant français, savant et raffiné. Elle lui apprenait les jeux de l’amour ; lui, le maniement subtil de la langue française.
Enfin, il essayait car Olga ne comprenait guère le passé simple. Il dut se résigner, avec elle, à utiliser le passé composé. « De quoi as-tu parlé hier soir toute la soirée avec ta sœur ? Tu m’as laissé seul et j’ai souffert toute la nuit de ne pas être en ta compagnie », demandait-il par exemple. Olga lui racontait alors cette soirée entre filles, en omettant les petits secrets qu’elle et sa sœur partageaient. Gaël ne le remarquait pas et narrait : « Pour ma part, il me fut si insupportable d’être privé de ta douce compagnie que j’occupai ma soirée et une partie de ma nuit à lire, dans sa version originale, « Les frères Karamazov ».
Olga ne comprenait pas. Pourtant, Gaël faisait des efforts. Il était difficile pour lui d’employer des mots plus simples, de rendre son phrasé bien moins sophistiqué et par-dessus tout, d’abandonner le passé simple. Pourtant, par amour pour Olga, il s’y résigna. On s’étonna alors que Gaël ait décidément bien changé, qu’il fût bien moins sophistiqué, moins orgueilleux, et on se dit que décidément, l’amour lui allait comme un gant.
Des mois s’écoulèrent ainsi, Gaël passait désormais le plus clair de son temps libre avec Olga et en oubliait les musées moscovites. On se réjouissait de découvrir un autre Gaël, plus simple, plus attentionné avec les autres et surtout, plus accessible.
Mais l’année scolaire touchait à sa fin, et il fut bientôt temps pour le jeune homme de rentrer en France. Les deux amoureux étaient attristés, mais Gaël déclara à Olga : « Je m’acharnerai au travail, je gagnerai bien ma vie, je viendrai te voir aussi souvent que possible. »
En juillet, tous les étudiants internationaux se dirent adieu, chacun retourna dans son pays et on ne se vit plus. Gaël trouva un travail dans la banque, certes lucratif mais néanmoins ennuyeux ; il profitait de chaque congé payé pour voyager. On se mit alors à suivre ses aventures sur son mur Facebook, tantôt en Estonie, tantôt au Maroc et bien sûr, beaucoup de clichés émanaient de la Russie, car il n’avait pas oublié sa promesse faite à Olga. Mais quid de cet amour ? Il était assez taiseux sur le sujet, chose qui contrastait avec les longs textes explicatifs qui accompagnaient ses photos, et dans lesquels on le reconnaissait bien.
Ce ne fut que des années après qu’on lut, sur son mur Facebook, ce message :
Je suis devenu père. La mère est Olga. Nous nous sommes mariés en France, dans le village de ma mère, lorsque j’appris sa grossesse. Aujourd’hui, nous vivons tous les trois à Vienne, en Autriche. J’y ai un poste de traducteur, ai acheté un appartement et je suis le plus heureux des époux et des pères.
On fut heureux pour lui, pour eux, bien sûr, mais un peu vexés de n’avoir pas été invités aux noces, on se demanda entre nous : Tu crois qu’il va lui chanter les comptines en quelle langue, à son bébé ? Et à quel âge il va lui acheter un Bescherelle ?
Copyright texte: Florence Valat. Photo de Finde Zukunft sur Unsplash