D'un dialogue récurrent à une remarque inédite, avec Toutes les vies de Théo, de Nathalie Azoulay

L'extrait

Prologue

Théo aimait jeter dans la conversation que, dans une vie, on ne prenait que quatre ou cinq décisions cruciales. Il précisait toujours, vraiment cruciales.
Le reste relevait non pas du hasard mais de l’histoire, la matière du réel, grumeleuse, contrariante, trop épaisse pour être passée au tamis de la volonté. Il ne savait pas s’il avait raison mais il s’en fichait, il jouait avec cette idée qui faisait toujours son effet autour d’une table. Il aimait voir les gens poser leurs couverts pour compter sur leurs doigts et trouver plus de décisions que le chiffre annoncé. 
– Si, si, disait-il à ceux qui n’avaient plus assez de leurs dix doigts, comptez, recompter, retranchez, vous verrez.
Ces quatre ou cinq décisions, reprenait-il d’un air docte, concernaient le travail, l’amour, la santé, desquelles découlaient toutes les autres, le lieu de vie, l’éducation des enfants quand on en avait, la sensibilité politique… Évidemment, concédait-il, dans le cas d’une vie amoureuse à rebondissements, on pouvait réitérer la même décision, choisir une femme, la quitter, choisir une autre femme, la quitter…
On souriait, on protestait, on récusait sa théorie austère, monogame, janséniste, parfois de manière très convaincante, mais Théo persistait car il trouvait les autres englués dans le narcissisme et surtout, il détestait avoir l’embarras du choix. Il préférait penser qu’on pouvait rester concentré, maître d’un destin ramassé, compact, de la même façon qu’on pouvait faire du vélo en se pelotonnant pour gagner en aérodynamique et filer plus vite que le vent.
Il fut cependant troublé par un type qui, un soir, après s’être emmêlé dans ses comptes, conclut que la vie était surtout un perpétuel GPS qui recalculait la trajectoire en fonction des décisions justement, bifurcations et autres sorties de route. Théo trouva l’image saisissante ; sur le moment, il ne sut comment concilier ces décisions qui se comptaient sur les doigts d’une main et tous les bras de Shiva que ces recalculs ouvraient soudain autour de lui.
Il eut du mal à s’endormir mais au matin, il s’avoua que ce qu’il appelait « décisions » n’en étaient peut-être pas, tout au plus des périodes de sa vie qui portaient des prénoms de femme. Il maintint pourtant sa théorie qui lui semblait moins sentimentale.
Nathalie Azoulay, Toutes les vies de Théo, éditions P.O.L., 2025

Mon commentaire

Je trouve intéressante cette façon de faire connaissance de Théo à travers la théorie qu’il professe sur la vie. Bien sûr, l’auteure complète par d’autres notations et images, comme le cycliste pelotonné pour prendre de la vitesse et donner moins de prise. On a l’impression que Théo n'aime pas donner prise. On le taxe de jansénisme, d’austérité. Il se veut pour le moins déterminé, cohérent.
Surtout, on croit entendre les débats qui résultent de sa remarque. Jusqu’à l’image du GPS qui le déstabilise, les propos doivent suivre à peu près le même cours, soirée après soirée. Théo a transformé les conversations en discussion, et monopolisé l’attention. Il a lancé à chaque fois un défi intellectuel, et les convives ont joué le jeu.

L’auteure emploie l’imparfait, pour appuyer sur le fait que cela est arrivé plusieurs fois. Elle ne donne pas plus d’informations sur le contexte, il s’agit d’un prologue, on ne sait rien de Théo et de son entourage, ce sont des « gens », pas forcément des amis même si l’atmosphère est cordiale ou mondaine (une « conversation »), on comprend qu’ils sont réunis autour d’une table, ils « posent leurs couverts » pour compter sur leurs doigts. Cette indétermination incite le lecteur à se projeter dans ce cercle, à se trouver partie prenante du débat. Vous êtes-vous, vous aussi, demandé à quelle idée vous adhérez le plus ? Moi, j’ai surtout apprécié l’opposition entre décisions « cruciales » et « matière grumeleuse, contrariante », du réel, qui ne se laisse pas aisément saisir, comprendre ni manipuler. Puis, la théorie du GPS m’a mise en joie. Que l’évolution de la technique apporte une formulation neuve à une réflexion intemporelle me plait.

Pourquoi aime-t-il lancer ce sujet dans la conversation ? Les propos tenus l’ennuient-ils ? (Il trouve « les autres » « englués dans leur narcissisme »). Est-ce l’émiettement de la conversation, le fait qu’on saute d’un sujet à l’autre, qui l’incite à l’orienter autrement ? Veut-il mettre sa théorie à l’épreuve ? Apparaître ? S’amuser ? En fait, il s’agit d’un jeu auquel tout le monde se prête, mais un jeu sérieux pour Théo – qui a tendance, découvrira-t-on au fil du roman, à prendre la vie au sérieux. On comprend aussi que Théo est amené, de par ses études puis son métier d’universitaire et critique d’art, à beaucoup voyager et à tenir sa place dans des cercles « mondains », des « gens » effectivement, qu’il connait à peine ou pas du tout. C’est un type sympathique, empathique même, mais : Il préférait penser qu’on pouvait rester concentré, maître d’un destin ramassé, compact…

Ce soir de la comparaison avec un GPS, on passe d’un dialogue récurrent à de l’inédit. L’auteure use pour la première fois du passé simple : Il fut cependant troublé par un type qui, un soir, après s’être emmêlé dans ses comptes, conclut que la vie était surtout un perpétuel GPS… Quelque chose a basculé dans l’esprit de Théo. Et effectivement, les événements vont se liguer pour l’inciter à accepter une certaine relativité, et que les conséquences de décisions même cruciales, même après des années, doivent parfois être laissées derrière soi sur la route, tandis qu’on emprunte un nouvel itinéraire…

Au fil du récit que le roman déploie, Théo révèle profondeur, humanité... et contradictions. Si ce personnage vous a interpellé, je vous invite à lire le livre !

Pistes d’écriture

1. Vous approprier le texte, et raconter la suite. Vous pouvez aussi raconter l’avant, ce qui a fait de Théo ce théoricien de l’existence. (C’est ce que fait l’auteure, qui repart en arrière pour nous faire assister à une rencontre qui donnera lieu à l’une de ces décisions « cruciales ».)

2. Créez votre contexte et votre scène dialoguée. Mettez dans la bouche d’un personnage ce type de déclaration, séduisante ou agaçante. Créez un débat récurrent, puis faites intervenir un élément qui déstabilise le maître du jeu, ou renverse la situation. Vous pouvez résumer les dialogues, comme l’auteure le fait ici, ou bien entrer dans le vif des reparties. Pour résumer des dialogues récurrents : utilisez le « on », les verbes d’expression et l’imparfait, On souriait, on protestait, on récusait sa théorie austère… Soumettre, émettre, proposer, insinuer, répondre, rétorquer, protester… On peut aussi employer des expressions comme « Par exemple, on lui objectait… » « Il se trouvait toujours quelqu’un pour… » « X avait pour habitude de raconter toujours la même anecdote… »

Lorsque vous arriverez à un basculement, donnez des précisions de temps, voire de contexte et de personnage : « un type qui, un soir… » « Il faisait orageux ce midi-là et X, qui n’en pouvait plus d’écouter les mêmes histoires, objecta soudain… » Et bien sûr, introduisez le passé simple ou le passé composé, pour créer un contraste avec l’imparfait de répétition.

Si vous préférez tout écrire au présent, c’est possible aussi. Il faut adjoindre plus de repères : « Chaque jour depuis une éternité », « Ce matin-là de mai… » et peut-être sauter une ligne entre les paragraphes, pour marquer la différence entre le présent d’habitude et le présent d’action.

3. Choisissez une ou deux phrases pour vous lancer.

Copyright: piste d'écriture, Carole Menahem-Lilin
Photo de Aditya Wardhana sur Unsplash

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