Une vie de Théo, de Bernard Delzons

Je me suis inspiré du prologue de « Toutes les vies de Théo » de Nathalie Azoulay, mais aussi d’un rêve qui m’a sorti du lit pour imaginer une autre histoire de Théo…

 Comme chaque année, à la fin du mois de mai, Théo retrouvait quelques camarades de promotion, au restaurant « Les douceurs ». Après les échanges rituels sur le temps, les années qui passent, les derniers évènements du monde, chacun en venait à parler de sa, ou mieux, de ses réussites. Avec le temps, les succès professionnels n’intéressaient plus aucun de ces retraités, aussi se rabattaient-ils le plus souvent sur leur famille. Les couples qui étaient encore ensemble depuis leurs années d’étudiants vantaient la longévité de leur union avec une foule de détails sur leurs enfants et petits enfants. Les célibataires vantaient leur liberté retrouvée et les délices que pouvaient apporter de nouvelles rencontres. Des convives expliquaient les plaisirs qu’ils trouvaient dans le jardinage pour les uns, la lecture pour les autres. Ceux qui aimaient voyager racontaient leur dernière expérience, avec, Théo en était sûr, un embellissement dont personne n’était dupe. Théo écoutait, haussait les épaules, mais la plupart du temps ne disait rien, ou du moins ne racontait que ce qui lui semblait indispensable.
Il avait même pris l’habitude de s’exclamer quand on insistait, un peu trop à son goût, sur l’amour des parents pour leurs enfants : « Mon dieu, quelle foutaise ». Un silence suivait, puis les conversations reprenaient, chacun connaissant l’attitude de cet incompréhensible camarade.
 Mais ce jour là, il ne savait pas pourquoi, il ne put supporter une nième « redondade » sur ce sujet. Est-ce bien français, pensa-t-il, peu importe, il aimait bien ce mot. Alors, pour la première fois de sa vie il raconta un moment de son enfance.

Il devait avoir une dizaine d’années, il vivait seul avec sa mère, son père les avait abandonnés quelques semaines après sa naissance. Celle-ci s’était toujours bien occupée de lui, bien qu’elle ne lui ait jamais manifesté beaucoup de tendresse. Il ne s’en était jamais préoccupé, puisqu’il n’avait jamais connu autre chose. Jusqu’à ce jour-là. Ils étaient partis se promener dans le parc proche de l’appartement où ils habitaient. Sa mère s’était assise sur un banc, elle avait apporté un livre et de la laine pour finir de tricoter un pull qu’elle lui avait promis pour son anniversaire. Elle avait envoyé Théo sur le terrain juste derrière, il pourrait jouer au ballon avec ses camardes, avait-elle ajouté.

Il devait bien y avoir une bonne heure que le gamin s’était éloigné, quand il était tombé et s’était ouvert le genou. Effrayé de voir le sang qui coulait, il revint précipitamment vers sa mère pour se faire soigner et dorloter. Il venait de contourner la haie qui le séparer de l’allée où elle était installée quand il aperçut qu’elle parlait à une petite fille. De loin, il pouvait voir qu’elle souriait comme elle ne l’avait jamais fait avec lui. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il décida de s’approcher pour savoir qui était cette intruse, mais il s’arrêta net quand il vit que sa mère lui essayait le pull qui lui était destiné. Furieux, il se précipita et quand il fut assez prêt, il s’écria :
 « Je suis blessé, je suis blessé !».
Sans un mot, sa mère sortit un mouchoir de son sac, l’humecta avec un peu d’eau de la gourde qu’elle avait apportée et commença à nettoyer la plaie. Puis, le regardant dans les yeux, elle déclara enfin :
« Mais ce n’est qu’un petit bobo, je te mettrai un peu de mercurochrome en rentrant à la maison ».
Théo la regarda, espérant un peu de compassion, mais il ne vit que de l’indifférence. Sa mère avait déjà repris sa conversation avec la petite fille. Il s’éloigna, puis sûr que personne ne pouvait le voir, il se mit à pleurer. Il venait de comprendre que sa maman ne l’aimait pas, c’est du moins ce qu’il crut ce jour là. Il avait, alors, enfoui son sentiment d’abandon et n’avait jamais reparlé de l’épisode avec quiconque.

Dans la salle du restaurant, le silence avait succédé au récit de Théo. Il s’était levé. Tout le monde voyait qu’il était très ému. Il se leva, les regarda tous, puis il leur dit :
« Je vous prie de m’excuser. »
Il leur fit un signe de la main et sortit. Il était soulagé, enfin il avait réussi à parler. Ce fut la dernière fois qu’il se rendit à ces dîners de promotion.

Quelques jours plus tard, en croisant une femme qui tenait la main d’un petit garçon, il se demanda si ce n’était pas lui qui racontait des foutaises. Comment pouvait-il dire que sa mère ne l’avait pas aimé, n’était ce pas lui qui n’avait pas su la comprendre ? Alors, il laissa remonter d’autres souvenirs…

 

Une trentaine d’années après l’anecdote du jardin, alors que sa mère était hospitalisée, et que les médecins lui avaient annoncé que c’était la fin, dans sa chambre, Théo lui prit la main et doucement lui demanda si elle se rappelait cette après-midi dans le parc. La femme tourna péniblement la tête, et pour la première fois, il trouva dans le sourire qu’elle lui adressa la manifestation d’une tendresse qu’il avait espérée depuis si longtemps. Elle se redressa sur ses oreillers, puis après lui avoir serré fort la main, elle lui dit dans un souffle :
« Quand je suis tombée enceinte, j’avais espéré avoir une petite fille ; ton père, l’homme avec qui j’étais, aurait sans doute préféré un garçon. A ta naissance, il fut d’abord content, mais après quelques nuits où il fallut se lever pour calmer tes pleurs, il est parti. Notre relation n’était sans doute pas aussi profonde, aussi forte, que je l’avais espéré. Ou bien, il n’était pas prêt à partager avec un petit être…
A cette époque, avoir un enfant sans être mariée, ce n’était pas simple, j’ai fait comme j’ai pu. Je devais gagner ma vie pour nous deux, et je n’avais guère le temps de faire plus que ce je que je faisais. »
Après un moment où elle chercha sa respiration, elle reprit :
« Je me rappelle très bien cette journée. J’étais tellement contente de jouer à la poupée avec cette fillette, j’ai toujours pensé qu’on devait agir différemment avec un garçon. Je n’ai pas compris ton attitude ce jour-là. »
Épuisée par ce qu’elle venait de dire, elle s’effondra sur son oreiller et s’endormit aussitôt. Ils n’en ont plus jamais reparlé. Puis son état empira.

Le jour de l’enterrement de sa mère, Théo vit une femme de son âge s’approcher de lui, elle ne lui adressa aucune condoléance, mais elle lui chuchota à à l’oreille :
« Je suis la petite fille du parc que votre maman a rencontré dans un parc, vous souvenez-vous ? Nos familles étaient voisines, votre maman s’est beaucoup occupée de moi, elle me considérait comme sa fille. »
Théo était furieux, aussi en colère que lors cette après-midi lointaine, il allait hurler : « Comment osez-vous ? » quand la jeune femme lui prit le bras et, cette fois beaucoup plus distinctement, elle ajouta :
« C’est surtout quand vous êtes parti pour étudier, que nous nous sommes rapprochées. Elle vous aimait beaucoup. »
Puis, après un instant.
« Elle m’a tellement parlé de toi ».
Cette fois, Théo la regarda, il vit qu’elle pleurait. Il lui prit la main et la serra très fort. Alors, elle ajouta :
« Je m’appelle Claire. Vous savez, elle n’a jamais compris pourquoi vous n’avez jamais voulu porter le pull qu’elle vous avait tricoté. »
Bouleversé, il la regarda s’éloigner. Il savait qu’il ne la reverrait sans doute jamais, pourtant il était certain de n’avoir jamais eu un partage aussi vrai et sincère avec quelqu’un.

Copyright du texte: Bernard Delzons
Photo de Oksana Zub sur Unsplash

 

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