Théo ou l’art de se mettre en scène, par Christiane Koberich
Piste d'écriture: Théo et ses "décisions cruciales".
Aline est invitée ce soir chez sa collègue Raphaëlle, une personne qu’elle estime, une collaboratrice intéressante, qu’elle est ravie de retrouver en dehors du bureau. Et cette proposition tombe bien pour elle : ses enfants sont chez leur père. « Nous serons huit ou dix, a précisé Raphaëlle. Je ne les connais pas tous mais la soirée devrait être sympathique. »
Le jour venu, Aline aide son amie à ses derniers préparatifs, lorsque les invités commencent à arriver. Elle n’en connaît aucun... Pourtant, très vite, elle remarque un homme, assez grand, qu’il lui semble avoir déjà rencontré. Où ? Quand ? Un vague souvenir… Mais cette voix, dès qu’elle l’entend parler ? C’est sûr, elle l’a déjà rencontré. Cette situation l’intrigue, mais elle n’est pas physionomiste. Elle cherche dans ses souvenirs, elle ne trouve pas.
Et puis vient le moment de passer à table. Elle se trouve placée près de la cousine de Raphaëlle, qu’elle connaît un peu ce qui la met en confiance.
Soudain, après les hors d’œuvre, cet homme qu’elle pense avoir déjà vu, Théo, demande le silence, prend la parole assez haut pour que tous l’entendent, et d’un ton suffisant assure que « dans la vie, on ne prend que quatre ou cinq décisions cruciales », en insistant bien sur ce terme, « cruciales ».
Nous y voilà, ça y est ! Aline se souvient. Elle avait eu l’occasion de rencontrer ce Théo, cinq ou six ans auparavant au cours d’un repas chez des amis… Le même homme, quelques cheveux blancs en moins. La même allure, la même phrase balancée au milieu du repas, dans une ambiance qui pourtant n’incitait pas à une discussion philosophique. Cette idée qu’il reprend là, à l’instant, et qui la renvoie des années en arrière.
Lui ne semble pas l’avoir reconnue. Elle a maintenant les cheveux courts et teints en roux, mais à l’époque déjà, sans doute pris par son discours, il n’avait pas dû la remarquer, et encore moins l’inscrire dans sa mémoire.
Elle se souvient encore très bien de cette soirée ; elle en était rentrée chez elle perturbée, très mal à l’aise. Elle venait de divorcer et encore longtemps après, elle avait continué à réfléchir à ses propres « décisions cruciales ». N’y en avait-il eu que quatre ou cinq ? Mais quelle importance ? Quatre ou douze ou vingt ? N’était-ce pas un jeu de l’esprit ? Une discussion qui tourne en rond ? Parler pour parler ? Pour meubler le silence ? Ou pour s’écouter soi-même ? Se mettre en scène ? Quel besoin a donc Théo de faire parler les convives sur leurs décisions personnelles ? Mène-t-il une enquête sociologique ? Prépare-t-il une thèse sur ce sujet ?
Aline se détache de cette discussion et l’observe aujourd’hui plus attentivement. C’est un acteur, un comédien ! Selon elle il s’amuse à gêner les gens, à les sentir mal à l’aise ; il prend plaisir à leurs réactions, leur énervement, leurs bafouillements, leurs hésitations, leurs phrases inachevées. Cherche-t-il à les pousser dans leurs contradictions ? Ou cherche-t-il la confrontation pour avancer dans ses propres idées ? Veut-il vaincre, comme dans une joute ?
Il lui paraît jouer au chef d’orchestre, à l’animateur chevronné, sûr de lui.
Agacée, Aline aimerait le déséquilibrer, oser une remarque qui lui ferait perdre de sa superbe. Elle pourrait déjà lui demander comment lui-même définit une « décision cruciale ». Le pousser à être précis : serait-ce une décision qu’on juge « cruciale » au moment même où on la prend ? Ou bien, insignifiante au départ, elle se révèlera plus tard cruciale selon les évènements vécus ?
Elle aimerait bien pouvoir mettre en évidence la vanité de ces propos, et par là même, peut-être, la vanité de ce personnage. Mais il risquerait de trouver un moyen de tourner ses paroles à son propre avantage, et de rebondir devant cette assistance plutôt médusée.
Alors non, elle ne prendra pas le risque de l’aider dans cette voie. Théo ne l’intéresse pas. Il représente un genre d’hommes qui lui déplaisent. Un genre de « m’as-tu vu », quelqu’un qui aime se mettre en scène, et attirer les regards. Elle-même, réservée, discrète, un brin timide, préfère rester silencieuse et observer son jeu face à ce public poli et captif. Et peut-être essayer de comprendre quel plaisir le pousse à rejouer la même scène dès qu’une occasion le lui permet.
Christiane Koberich, 14 05 25