Blues cocktail, par Florence Valat

Piste d'écriture: Le coeur net, par Chloé Delorme

Le cœur de Julien cogne douloureusement, comme s’il avait été frotté avec du papier de verre. Pour autant, il sourit lorsqu’il compose les dix chiffres du numéro de téléphone de son lieu de travail. Il est comptable depuis peu, depuis l’obtention de son diplôme en 2022. Nous sommes en 2025 et il a l’impression que depuis, rien dans sa vie n’a bougé. Qui était-il avant de devenir ce comptable aux horaires immuables ? Il a l’impression de l’avoir oublié et, à présent, il se creuse la tête à la recherche de son moi passé.

 

« J and Ji Compagny, Elise à votre service », entonne la standardiste.

« Salut Elise c’est Julien », bredouille-t-il. « Tu peux me passer Monsieur Delorme s’il te plait ? »

« Oui Julien. Tu veux que je te passe le DRH ? Que se passe-t-il ? Tu es malade ? »

Julien n’avait pas prévu la riposte. En fait, il n’a rien prévu du tout. Il se sent à la seconde près juste bien ancré dans le présent et cela lui fit un bien fou. C’est tout ce qu’il ressent.

« Heu non… oui », bredouille-t-il.

« Ah mince. Repose-toi bien, je te le passe », lui répond Élise de sa jolie voix chantante.

« Elle est vraiment sympa, Élise », se dit Julien

Le DRH, à l’autre bout du fil, de sa voix forte et posée, entonne un :

« Oui monsieur Duroy, que se passe-t-il ? »

Et là, Julien se sent interdit. Comme s’il ne savait plus ce qu’il devait dire.

 

Le soleil est déjà haut dans le ciel en ce début de matinée de juin et dans la vitre, un rayon dessine un beau halo lumineux sur la chevelure. Il n’avait pas prévu, en fait, ce qu’il allait dire à monsieur Delorme. Il se sent redevenir un petit garçon. Un petit garçon qui a peur de se faire gronder.

Pour autant, il se sent bien. Très bien même, avec la décision qu’il a prise ce matin, alors que son café était en train de couler d’un jet régulier de sa Senseo. Puis il s’était préparé des œufs brouillés et s’était assis à la petite table du séjour de son deux pièces qu’il a aménagé à son image : propre et organisé. Justement, il n’en veut plus de cette vie propre et organisée.

Il a 24 ans et déjà se sent vieux. Comme si plus rien de neuf n’allait lui arriver. Et il ne veut pas de ça. Son corps entier lui crie qu’il ne veut pas de ça. Déjà, la semaine dernière, en rentrant du travail, il avait eu une poussée de petits boutons sur tout le corps, et Julien, sans être un spécialiste, avait bien réalisé que cela était de l’urticaire.

Alors ce matin, il dit stop. Un grand Non. Non à cette vie-là et Oui à... à quoi ? Ça, il ne le sait pas encore. Mais déjà, il sent que l’appel vers le large fait vibrer la moindre de ses cellules. Il a envie de partir. De sortir de son intérieur propret. De vivre autre chose.

Il n’a pas d’attaches ici à Besançon. Pas de petite copine, encore moins d’enfant et pas de chat. Des amis ? Il n’en a pas non plus. Secret et taciturne comme il est et original avec ça, il n’a jamais su, ou appris peut-être, comment on se fait des amis. Oh ! il y a bien eu quelques camarades de classe à l’école, puis au collège et enfin au lycée. Mais c’étaient juste des amitiés qui restent en classe, justement, et ne savent perdurer hors les murs.

Alors, il se plait à s’imaginer prendre un billet d’avion pour une destination lointaine, le Québec peut-être ; on y parle le français et il songe qu’il pourrait certainement assez facilement se trouver un emploi de barman. Il sait bien faire les cocktails. Il en a passé, des samedis soirs en sa propre compagnie, à essayer des breuvages tous plus goûteux et colorés les uns que les autres. Alors oui, partir ! C’est donc ça ! Soudain, tout s’éclaire dans sa tête et Julien se sent alors léger. Il va partir et déjà, la voix de monsieur Delorme le sort de ses pérégrinations mentales.

 

« Je vous écoute, monsieur Duroy. »

 

Julien sourit. Il sait maintenant ce qu’il va annoncer à monsieur Delorme. Il n’a plus peur et se sent fort. Il va partir et les laisser tous en plan. Il va partir voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Et oh oui, elle le sera ! Il va partir et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Dans sa course en compagnie de sa jeunesse qui ne demande qu’à s’exprimer, qu’à vibrer, vivre, découvrir, rencontrer, savourer ! Il va partir et laisser son quotidien ennuyeux à mourir, ses collègues, tous les mêmes en costume-cravate. Ses congés payés passés à s’ennuyer, ses week-ends où il passe ces deux jours à faire les courses-ranger-nettoyer-inventer des cocktails. Les cocktails ! Mais oui ! C’est une passion et même cela, il était bien trop englué dans sa vie morne et rodée pour s’en apercevoir. Il va partir faire des cocktails ailleurs ! Il n’a jamais voyagé à part un court séjour en Angleterre lors d’un voyage scolaire.

 

« Monsieur Duroy ? » s’impatiente monsieur Delorme.

« Monsieur Delorme ? Je vais PARTIR !! » lance Julien d’une voix aussi éclatante et aussi claire que son fou rire joyeux qu’il ne peut réprimer lorsqu’il raccroche, au nez et à la barbe de son supérieur.

Copyright: texte, Florence Valat
Photo de Lena Balk sur Unsplash

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