Au parc Clémenceau, par Roselyne

Piste d'écriture : Une scène derrière une scène.

Elle s'est avancée vers eux furtivement. Elle a d'abord fait le tour du cercle qu'ils formaient autour de leur fatras : un gros sac à dos, couvert de taches grasses, un caddie à moitié défoncé, débordant de sacs poubelles, une couverture marron sale, toute bouchonnée. Et au milieu de tout cela, sur un vieux tapis élimé, un gros chien jaune qui ne dormait que d’un œil. C'est le gros chien qui l'attirait comme un aimant. La petite, trois ans environ, dépassait peut-être le chien d'une courte tête, mais ça se voyait de loin que celui-ci faisait au moins deux fois son poids.

Assise sur mon banc, j'observais la scène à distance. Et je voyais ce petit bout-de-chou, aux boucles brunes, avec sa doudoune à fleurs, qui s'aventurait sans crainte au milieu de tant de potentielles menaces.  J'avais repéré le père de la fillette qui, à cet instant, pianotait fébrilement sur son smartphone, tout en balançant distraitement le petit frère sur un lapin à ressort. Je les connaissais de vue, car ils venaient presque tous les soirs en sortant de la crèche et de l'école. Elle s'appelait Capucine. Souvent, le père criait son nom pour lui demander de revenir vers lui. Aujourd'hui, il me semblait que Capucine avait échappé à la surveillance de ce père, sans doute trop occupé par ce qui défilait sur son écran.

Avec l'audace et l'innocence de ses trois ans, la petite s'était approchée du gros chien jaune qui, sur son vieux tapis, ne dormait plus du tout. Elle avait déjà posé sa petite main sur la tête du clébard et je pensais aux puces et aux poux qui devaient courir sur son pelage, à cette grande gueule prête à s'ouvrir et à déchiqueter le petit bras, sous l’œil goguenard des trois clochards.
-   Eh, petite ! Ne t'approche pas, il est méchant et en plus il n'a rien avalé depuis trois jours. Il pourrait bien te manger, dit l'un d'eux que les deux autres appelaient Boris.
Ce grand gaillard, qui roulait les « r » comme s'il mâchait des cailloux, m'avait tout l'air de venir des steppes d'Europe centrale. Sans se démonter, la petite brunette aux joues roses rebondies, répliqua :
-   C'est pas vrai, il a mangé. Il a même laissé du manger dans sa gamelle. 
Ce qui fit rire d'un rire bien gras les trois comparses. 

Même de loin, je pouvais deviner leurs dents jaunies et déchaussées, leurs visages rouges et crasseux, leurs mains aux ongles noirs, à quelques centimètres de cette petite poupée. J'étais sur mes gardes, prête à intervenir à tout moment. Mais comment m'y prendre ? Aller récupérer la petite et l'arracher brusquement à l'emprise de ces trois bougres ? Ou bien aller parlementer calmement avec eux et prendre la fillette par la main ? ou enfin, troisième solution, aller tirer la manche du père, toujours inconscient de la terrible scène qui se déroulait à cinq mètres derrière son dos.

Tandis que j'hésitais entre ces différentes stratégies, Capucine continuait ses manœuvres d'approche vers le malabar. Elle tenta même de s'asseoir sur lui, mais celui-ci grogna, se redressa sur ses pattes, et la fillette se retrouva les quatre fers en l'air. Mais c'était une dure à cuire. Avec l'aide de Jojo, celui qui avait une barbe grisonnante et une casquette rouge pétard, elle se releva en rigolant.
-    J'ai fait boum par terre ! dit-elle en se frottant le derrière.

C'est alors que je me levai de mon banc, faisant un pas en direction du père, toujours le nez sur son téléphone, puis un autre en direction des SDF, et que je m'entendis crier :
-    Capucine, reviens ici. Tu ne vois pas que tu déranges ces messieurs ? Laisse-les tranquilles.
Une petite tête tout ébahie se tourna vers moi. Elle ne me connaissait pas, mais à l'appel de son nom, elle arriva en trottinant. A son approche, je lui dis d'aller voir son Papa qui la cherchait depuis un moment.
-    Comment tu t'appelles ? Tu connais mon Papa ? M'interrogea-t-elle, incrédule et pleine d'aplomb.
-    Mais oui, bien sûr. Je vous vois tous les jours au parc. Il ne faut pas s'approcher des chiens qu'on ne connaît pas. Ils peuvent être dangereux.
-    Mais moi, j'ai pas peur des chiens. Je voudrais avoir un chien, mais Papa et Maman, ils veulent pas.

C'est alors, en entendant sa voix, que le père réalisa que sa fille avait échappé à sa surveillance. Il vint la prendre par la main, sans même m'adresser un regard. J'allais lui lancer une remarque bien sentie sur son comportement de parent... mais finalement, je l'ai gardée pour moi.

Copyright: Texte Roselyne Crohin. Photo de Josh Duncan sur Unsplash

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