Le stylo quatre couleurs, par Florie Bouilloux

Piste d'écriture: Magnifica et le stylo doré.

J’ai toujours trouvé que monsieur Voxa portait bien son nom. Il parle beaucoup, d’une voix grave et sonore que l’on ne peut que remarquer. Monsieur Voxa, c’est le patron de l’entreprise qui est venue faire les travaux sur notre toit. Il est affable, charismatique, aussi bon commercial qu’empathique et humain. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a tout de suite fait bonne impression, et il ne m’a jamais déçue depuis. Il se montrait curieux du fait que je ne voie pas, ou plus exactement de la façon dont, à cause de cela, j’appréhendais le monde. Il posait beaucoup de questions, toujours bienveillantes, jamais déplacées, pleines de bon sens ; des questions, parfois, que je ne m’étais jamais posées moi-même et auxquelles il me fallait réfléchir un long moment avant de répondre. Je ne me pose pas beaucoup de questions ; non point que je sois idiote, en tout cas, je ne crois pas, seulement que j’aime vivre l’instant plutôt que de méditer sur le passé ou de m’inquiéter du futur. Monsieur Voxa m’obligeait à m’interroger sur ma propre vision du monde, sur ma différence, et sur l’impact qu’elle avait dans ma vie.

À la fin de notre première rencontre, ou peut-être lors de la seconde, après que nous nous soyons accordés sur le devis pour les travaux, il a fallu que je le signe. Mon mari ne devait pas être là, et quand bien même il l’aurait été, pourquoi est-ce que vous supposez aussitôt que c’est à lui que revient la charge de signer les devis ? Laissez-moi plutôt raconter mon histoire, sinon je vais perdre le fil.

Monsieur Voxa m’a gentiment prêté son stylo ; j’en avais sans doute un quelque part, mais quand on ne voit pas, ce sont des objets qui ont peu d’importance et donc de présence dans le quotidien, et il aurait fallu que je coure à l’autre bout de la maison pour en trouver un.

« Oh, un stylo quatre couleurs ! «  me suis-je alors exclamée. Tout à coup, ce simple objet dont je n’avais pas vu d’exemplaire depuis des années (notez que je dis vu, comme tout le monde) a éveillé en moi toute une flopée de souvenirs et d’émotions. Monsieur Voxa, conscient de ma joie soudaine mais en ignorant tout de la cause, a ri et m’a expliqué que, ces dernières années, il en était sorti tout un tas de versions dans le commerce et que son fils et lui en faisaient la collection. Celui-là avait un corps translucide coloré, m’a-t-il expliqué, mais il y en avait en bois, en métal, et avec tout un tas de décorations. Au lieu de signer le devis, je me suis retrouvée à tripoter le stylo en souriant benoitement.

« J’adore les stylos quatre couleurs, ai-je expliqué, quand j’étais petite, je rêvais d’en avoir un. »

Tout aurait pu s’arrêter là ; j’aurais signé ce fichu devis, on se serait dit au revoir et lui et ses employés seraient venus réparer notre toit. Merci, de rien, à bientôt. Mais, de toute évidence, ma sortie venait de laisser monsieur Voxa sans voix, un élément suffisamment inhabituel pour que je m’en intrigue aussitôt.

Rassurez-vous, il l’a tout de même retrouvée assez rapidement pour me dire : « Alors vous, vous êtes incroyable. » Merci, c’est bien gentil, mais enfin j’ai juste dit que j’adorais les stylos quatre couleurs, on ne va peut-être pas en faire un fromage, si ? « Vous pouvez m’expliquer pourquoi vous aimez ces stylos alors qu’ils ne vous servent à rien ? »

Ah oui, c’est vrai. Les questions. Celle-là, elle était à la fois très facile et très compliquée.

« Les copains en avaient tous un, et moi, j’en avais pas. » Ouais, d’accord, là Florie, tu t’approches dangereusement de Caliméro ; c’est vraiment trop inzuste. Si tu veux satisfaire Voxa, il va falloir faire mieux. Il y en avait plein, des objets que les copains avaient et que je n’avais pas, faute d’en avoir l’utilité, et pourtant je n’avais jamais éprouvé l’envie de les posséder. Pourquoi le stylo quatre couleurs ?

 

J’écrivais principalement en braille. Parfois encore un peu au gros feutre, j’y voyais encore assez pour ça, mais le feutre n’avait rien de très fun et m’était bien moins facile que le braille. Je vous parle là d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, tout ça tout ça, un temps où j’avais entre huit et dix ans à peu près. Le braille, c’était formidable, mais ça n’avait ni couleur, ni odeur, et il n’y avait rien qui ressemblât plus à un point qu’un autre point. Bref, pas beaucoup de fantaisie là-dedans. Le stylo quatre couleurs, c’était un objet minuscule (la machine pour écrire en braille est un mastodonte en métal qui fait six kilos), et pourtant, un objet qui permettait de choisir la couleur de son texte : noir, vert, bleu ou rouge. Ça me fascinait. Il me semblait que c’était comme détenir la clef du monde dans sa main. Oh, d’accord, on usait souvent le noir plus vite, mais si on avait besoin d’un peu de fantaisie, on pouvait passer au vert. Un peu de poésie, go pour le bleu. Et si on était vraiment furax, le rouge était là, à portée de doigt. On pouvait tout à coup faire ressembler sa page à un arc-en-ciel ; donner de la vie à un simple mot en le soulignant en bleu ; attirer l’attention sur une phrase précise en mettant un peu de vert au milieu du noir rébarbatif. Crier très fort en barbouillant de rouge. Et tout ça dans un stylo de la même taille que n’importe quel stylo. S’il existait bien de la magie en ce monde, elle résidait sans nul doute au cœur du stylo quatre couleurs.

Ne pas avoir de crayons, de gomme, de copies doubles, tout ça m’indifférait au plus haut point. Quand j’écrivais au feutre, c’était dans des cahiers à très grosses lignes conçus spécialement pour moi, et cette différence ne me posait aucun problème. Mais ne pas posséder de stylo quatre couleurs, ça c’était stigmatisant. Ça c’était intolérable.

J’avais heureusement la chance d’avoir une maman qui savait lire entre les lignes, qu’elles soient écrites ou non en quatre couleurs. Elle a rapidement perçu qu’il ne s’agissait pas d’un caprice ; ou en tout cas, qu’il y avait quelque chose d’un peu plus sérieux, derrière ce caprice-là. Tout en sachant que je ne serais jamais capable de lire moi-même ce que j’écrirais avec ce stylo, elle m’a offert un stylo quatre couleurs, et je me suis sentie entière, normale, comme les autres, digne de partager avec eux la cour de récréation.

 

À ce jour, je ne comprends toujours pas exactement pourquoi monsieur Voxa a tant aimé cette histoire. Mais elle l’a enchanté. Au point qu’au moment de partir, une fois le devis dument signé, il m’a glissé son précieux stylo dans la main en me lançant : « Cadeau ! » J’ai vaguement tenté de protester, mais le sourire béat qui s’étalait sur mon visage m’a trahie. Impossible de tenter de lui faire croire qu’il ne venait pas de me faire le plus joli cadeau du monde.

Monsieur Voxa est revenu depuis, pour la réparation du toit, puis pour une autre réparation ultérieure. J’ai à présent trois stylos quatre couleurs dans le tiroir de mon bureau. En plus du premier, il y en a un avec le corps en bois, et un autre couvert de petites bulles colorées. Est-ce que j’ai jamais écrit avec ? Absolument pas. Est-ce que je les ressors régulièrement pour les admirer ? Bien entendu. Et est-ce que j’ai ce sourire stupide collé au visage chaque fois ? Je vous laisse répondre à celle-là.

16 septembre 25, copyright Florie Bouilloux

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