Une vie, par Florence Valat
Piste d'écriture: La cité des nuages et des oiseaux, d'Antony Doerr
L’après-midi, Anna continue ses allers-retours. Qui a besoin de fil doré, qui de la pierre pour aiguiser ses ciseaux, qui encore d’un coupon de soie. Souvent, Anna se trompe, perdue comme elle l’est toujours dans ses rêveries, la jeune fille apporte la mauvaise taille d’aiguille, ou alors on l’envoie chercher du lin et la voilà qui revient avec de la toile de jute, ou encore elle s’égare au milieu des innombrables bobines de fil, toutes plus colorées les unes que les autres, et aussitôt, la voilà qui s’imagine au milieu d’une flopée de papillons, les ailes battant les rayons du soleil tel un arc-en-ciel illuminé. Elle pourrait presque s’endormir là, la joue lovée dans la main, le coude appuyé sur la caisse. Théodora le remarque aussitôt et vient lui donner un petit coup de pied du bout de sa sandale cuivrée. Anna sursaute alors et s’excuse en rougissant, puis se remet aussitôt au travail. Elle craint que Maria ait des ennuis à cause d’elle. Pourtant, Théodora est plutôt compréhensive. Elle sait qu’Anna ne sera jamais une brodeuse hors pair comme le sont, par exemple, Echyniacée la plus âgée de toutes toujours penchée sur son ouvrage, ne relevant la tête qu’à l’heure du repas, ou encore Romania qui, par la grâce de ses doigts fins et agiles brode aussi joliment que rapidement.
Maria ne se débrouille pas trop mal et s’efforce de faire honneur à la lignée, la lignée des brodeuses. Le complexe d’Anna n’en est que plus fort, elle qui fait pourtant partie de cette lignée se sent à part, simple transporteuse de fils et de boutons ; pourtant Maria lui répète que sans ce travail-là, les brodeuses perdraient un temps précieux à aller chercher elles-mêmes leur matériel pour confectionner leurs ouvrages.
Parfois, Anna se cache. Dans le petit recoin que forme la large porte de l’armoire à réserves et le mur. Ce mur est plein d’aspérités et elle y voit des formes géométriques qui lui font penser, ici à un oiseau sur sa branche, là à un chien la gueule grande ouverte, ou bien là encore à une mouche avec quatre paires d’ailes. Sa rêverie peut durer ainsi plusieurs minutes et n’est stoppée que par un tonitruant « Anna ! » de Théodora qui, du fond de la pièce, demande d’un ton autoritaire du fil mauve pour la pauvre Philae qui n’aura peut-être pas terminé à temps sa rosace.
Car ici, le temps est compté. Chaque brodeuse doit terminer sa pièce avant le tintement de la cloche qui annonce le début des vêpres et la fin du travail. À ce son, toutes les femmes s’arrêtent de broder et chacune dépose alors son ouvrage terminé dans le grand coffre en acajou que Théodora fermera à clé, non sans avoir donné à chacune un bol de gruau, ce qui signifie qu'elle à l’autorisation d’aller à l’office du soir. Quiconque n’aurait pas fini son ouvrage avant l’heure des vêpres, n’aura pas le droit d’y aller et sera couverte de honte, car considérée comme mauvaise travailleuse, n'œuvrant pas correctement pour le bien de la ville.
Anna aime les vêpres. La chapelle qui scintille toute parée de cierges allumés, d’icônes lumineuses que recouvrent les oclaves d’or. Alors à ce moment précis, les chants religieux s’élèvent des âmes fatiguées et Anna se roule en boule dans ses voix aiguës, presque enfantines et se sent monter encore et encore plus haut jusqu’à atteindre le sommet de l’autel, pour se retrouver alors projetée tout en haut de la croix de Jésus, leur sauveur éternel. Du haut de son promontoire, elle admire l’assemblée de femmes toutes vêtues de la même robe de bure et du même foulard bleu. Elle se jette alors la tête la première dans cet océan de têtes bleutées et nage, nage jusqu’à en avoir le souffle coupé. Maria, malgré ses yeux clos, s'en rend compte et lui donne un grand coup de coude pour la réveiller ; elle lui lance alors un regard courroucé qui veut dire "Remets-toi donc à prier." Anna rougit et joint aussitôt ses mains en prière, ferme puis les yeux si fort qu’elle en a mal aux paupières et prie, prie que demain ressemble à aujourd’hui et qu'hier soit effacé à jamais.
Puis, l’office fini, Anna et Maria s’en vont dans leur cellule manger le gruau. Sitôt le gruau avalé, Maria s’allonge sur la natte et s’endort. Lorsque Anna était petite, Maria le soir passait longtemps ses doigts dans ses cheveux, jusqu'à quelle s’endorme. Aujourd’hui, ce temps est révolu. Et il y a depuis bien longtemps qu’elle ne pose plus ses questions.
Pourtant, Anna n’a pas sommeil. Alors, elle veille longtemps dans le noir, les yeux grand ouverts, elle songe à la force des choses qui l’emportent vers les ailleurs ; puis, elle s’envole par-delà les remparts de la ville. Cet ailleurs qu’elle n’a jamais vu et ne verra jamais. Elle vole parmi les oiseaux qu'elle ne voit maintenant plus que sur le rebord de leur unique fenêtre, elle surplombe les arbres fruitiers dont elle se régalait jadis des fruits trop murs qui tombaient en grappe sur le sol poussiéreux. Elle se revoit enfant, escaladant la colline, les pieds pleins de poussière, riant aux éclats.
Lorsque le sang de ses premières règles a coulé, elle fut assignée femme de la lignée des brodeuses et ne put plus sortir de l’enceinte de l’atelier. On cessa alors de l'appeler le singe et les garçons de la surnommer le moustique, car ils ne la voyaient plus. Enfermée à jamais. Elle n’est pas triste. Elle sait sa chance d’œuvrer pour la ville, sa chance d’être encore en vie. Que Maria le soit aussi. Alors elle prie, elle prie Sainte-Koralia que la vie continue ainsi. Cette chance d’être en vie. Oui. Cette chance.
Copyright: Florence Valat. Photo de Sigmund sur Unsplash