Varier les rythmes du récit, avec Anthony Doerr, Piste d'écriture

La Cité des nuages et des oiseaux, d’Anthony Doerr, traduit de l’américain par Marina Boraso, a été publié chez Albin Michel en 2022 pour la traduction française. Il s’agit d’un roman choral, qui se déroule à différentes époques. Dans cet extrait, on va alterner récit sur un temps long, et scènes au présent. 

Nous sommes à Constantinople, quelques années avant la prise de la ville par le sultant Mehmed II en 1453

Voici Anna et sa sœur aînée Maria.

1er extrait : un résumé narratif très vivant, qui se clôt par une prédiction

Constantinople, 1439-1452. Anna.
Sur la Quatrième Colline de la ville que nous appelons Constantinople, mais que ses habitants désignent tout simplement comme « la Ville », face au couvent Sainte-Théophania, dans l’atelier de broderie autrefois réputé de Nicolas Kalapathes, vit une orpheline prénommée Anna. Elle ne prononce pas un mot avant ses trois ans. Après quoi ce n’est que question sur question.

« Pourquoi on respire, Maria ? » « Pourquoi les chevaux n’ont pas de doigts ? » « Si je mange un œuf de corbeau, est-ce que mes cheveux vont devenir noirs ? » « Est-ce que la lune peut tenir à l’intérieur du soleil, ou est-ce plutôt l’inverse ? »

Les religieuses de Sainte-Théophania l’appellent Le Singe parce qu’elle grimpe toujours dans leurs arbres fruitiers, et les garçons du quartier la surnomment Moustique parce qu’elle ne les laisse jamais en paix tandis que la maîtresse d’atelier, la veuve Théodora, l’a baptisée Peine Perdue, car elle n’a jamais vu aucune autre enfant capable d’oublier en l’espace d’une heure le point de couture qu’elle vient juste d’apprendre.

Anna et sa sœur aînée Maria dorment dans une cellule éclairée par une seule fenêtre, tout juste assez grande pour contenir une paillasse en crin de cheval. A elles deux, elles possèdent quatre piécettes en cuivre, trois boutons en ivoire, une couverture en laine rapiécée et une icône de sainte Koralia qui a peut-être, ou peut-être pas, appartenu à leur mère. Anna n’a jamais mangé de crème au lait ni goûté à une orange, et jamais elle n’est allée au-delà des murs de la ville. Avant ses quatorze ans, tous les gens qu’elle connaît seront morts ou réduits en esclavage.

Commentaire :

On a d’abord un aperçu des sept premières années d’Anna, à travers un résumé narratif très vivant et, chose rare, écrit au présent (peut-être parce que c’est le temps de l’enfance). On en apprend aussi beaucoup sur le couvent Sainte-Theophania, où la vie semble immuable. On comprend qu’Anna a été prise en charge par sa sœur aînée, Maria. Maria semble bien adaptée à cette vie de brodeuse recluse ; Anna non, on la surnomme « le singe », « moustique », « peine perdue »… Tout cela semble un peu la survoler, de même qu’on a survolé les années.

Ce passage se clôt par une phrase lapidaire, choquante : Avant ses quatorze ans, tous les gens qu’elle connaît seront morts ou réduits en esclavage.

Et rien de plus : on a ensuite un saut de ligne. Les sauts de ligne peuvent introduire une ellipse temporelle, un changement de sujet ou de scène. Ici, cela souligne effectivement que l’auteur, pour le moment, n’en dira pas plus sur cette prédiction. Mais aussi, qu’on va changer de registre.

2e extrait, on entre dans le récit au présent

Lever du jour. Pluie sur la ville. Vingt brodeuses montent les marches qui mènent à l’atelier et s’installent devant leur métier pendant que la veuve Théodora fait le tour des fenêtres pour ouvrir les volets. « Seigneur, dit-elle, protège-nous de l’oisiveté », et les brodeuses achèvent : « Car nous avons commis des péchés innombrables » ; Théodora déverrouille ensuite l’armoire où sont rangées les réserves, pèse les fils d’or et d’argent et les petits coffrets de perles, puis reporte les poids sur une tablette en cire, et dès qu’il fait assez clair pour que l’on distingue un fil noir d’un fil blanc, elles se mettent à l’ouvrage. 

La plus âgée de toutes, Thekla, a soixante-dix ans. Anna est la plus jeune, et elle n’a que sept ans. Assise près de sa sœur, elle la regarde déplier sur la table une étole de prêtre inachevée.

(…) Anna s’efforce de suivre les points de Maria – point arrière, point de chaînette – mais voilà qu’un petit traquet brun, juste devant leur table, se pose sur le rebord de la fenêtre en secouant ses plumes mouillées, il module un ouit-tchak-tchak-tchak et l’imagination de la fillette la transporte en un clin d’œil dans le corps de l’oiseau. Elle s’envole doucement, esquivant les gouttes de pluie, puis prend son envol au-dessus du quartier, vers le sud, au-dessus de l’église Saint-Polyeucte. Des mouettes virevoltent autour du dôme de Sainte-Sophie, tel un tourbillon de prières autour de la tête de Dieu, le vent laboure le large détroit du Bosphore dans une mousse d’écume, et le navire d’un marchand contourne le promontoire toutes voiles dehors, mais Anna s’élève toujours plus haut, jusqu’à ce que la cité se réduise à une silhouette découpée faite de toits et de jardins, bien loin en contrebas, jusqu’à ce qu’elle ait atteint les nuées et que…

« Anna ? siffle Maria. D’après toi, quel fil faut-il choisir ? »
Depuis l’autre bout de l’atelier, l’attention de Théodora se pose vaguement sur elles.
« Du cramoisi ? Avec une lame d’argent ?
– Non, soupire Maria. Ni l’un ni l’autre. »

Toute la journée, il lui faut transporter ceci ou cela : du fil ou des pièces de toile de lin, de l’eau ou le déjeuner des brodeuses qui mangent des haricots à l’huile. L’après-midi

Commentaire 

Ce passage-ci débute par des indications temporelle et météorologique précises : « Lever du jour. Pluie sur la ville. » C’est bref, mais cela suffit. On comprend que vont nous être contés un ou des moments particuliers qui ne se répéteront pas. Et surtout, ce seront des moments qui vont s’inscrire dans la mémoire d’Anna.

D’ailleurs, alors que jusque-là on la regardait de l’extérieur – comme s’il s’agissait de souvenirs rapportés par un témoin –, maintenant on est dans son regard à elle, dans ses intentions et son ressenti :

Anna s’efforce de suivre les points de Maria – point arrière, point de chaînette – mais voilà qu’un petit traquet brun, juste devant leur table, se pose sur le rebord de la fenêtre en secouant ses plumes mouillées… (…) Anna s’élève toujours plus haut…

On a changé de perspective. On se trouve dans la conscience d’Anna. Ou du moins, on alterne narration objective et vécu subjectif. Et justement, cet après-midi-là, suite à une escalade interdite, la fillette va faire une découverte qui orientera sa vie. Il fallait donc que ce moment soit situé, il ne pouvait être un après-midi parmi d’autres dans la litanie des jours. Et qu’il soit raconté à travers le ressenti d’Anna rendra le récit plus vivant.

Pistes d’écriture :

S’appuyer sur le texte

Imaginez ce qui va se dérouler cet après-midi-là.

Imaginez plus avant dans le temps : Quels talents Anna va-t-elle développer, si elle ne devient pas ce qu’on attend d’elle – brodeuse ? Cela aura-t-il des conséquences, et si oui, lesquelles ?

Que va-t-il se passer, 7 ans plus tard ?

Partez d’une des phrases du texte, voire d’une des questions de la petite fille.

Créez votre propre situation

Passez d’une narration où l’on voit le personnage de l’extérieur, à un moment décisif, une découverte, une prise de conscience.
Après avoir survolé le passé de votre personnage, faites-nous partager ce qu’il éprouve, pense, veut, décide.
Entraînez-le aussi loin que votre imagination le pourra.

Piste d'écriture: copyright Carole Menahem-Lilin

Illustration: Carte de Constantinople après sa conquête par l'armée du sultan Mehmed II le 29 mai 1453, https://vividmaps.com/constantinople/

 

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