Gaëlle, par Eve Grenet
Piste d'écriture: les photos de Dominique Issermann
Gaëlle est mannequin, elle habite à Paris
Il y a deux jours, elle a reçu un appel excitant de son agent lui proposant un shooting de mode. Une marque de vêtements connue voulait capturer l'élégance intemporelle de ses créations dans un cadre naturel. « La mer, avec l'horizon au loin, sera le décor parfait pour mettre en valeur la collection. Tu verras, leurs tenues sont légères et aériennes », lui avait dit la voix feutrée de Fred dans le combiné téléphonique.
Elle avait accepté en songeant que peut-être ces shoots pourraient aboutir à des propositions plus intéressantes, comme participer à un défilé. Jusque-là, elle n’avait eu que des séances photo en studio, afin de promouvoir un produit, tels des sacs ou des montres…
Gaëlle n’a que 18 ans. Elle n’a pas d’expérience très réelle, elle est donc heureuse que Fred la chaperonne, s’occupant de tous ses contrats.
Longiligne, un mètre quatre-vingts, elle arbore une coiffure courte, à la garçon manqué, comme dit sa grand-mère. Son prénom lui va comme un gant. Elle a une allure plutôt androgyne. Elle n’est ni un « gars » ni une « elle » …
Dès l’aurore, elle a pris le train, accompagnée de Fred. Le voyage s’est effectué sans histoire. La jeune fille s’est assoupie et ne s’est par conséquent pas rendu compte de la longueur du trajet.
Arrivée sur une plage presque déserte, bordée de rochers et de dunes, elle est accueillie par le photographe et l’équipe de stylistes. Ils lui expliquent que la lumière du matin est beaucoup plus intéressante par sa pureté pour obtenir les reflets souhaités en bordure de mer.
Le vent souffle doucement, créant des vaguelettes qui s’amortissent délicatement sur le rivage. Elle a déjà froid avec jean et pull… Alors, elle appréhende les essayages qui vont se succéder au fil des prises photo…
Le premier look consiste en une robe fluide en lin, qui danse dans la brise. Elle doit marcher lentement sur la grève, le regard tourné vers l’horizon. Le photographe capte chaque instant, jouant avec la lumière afin que sa silhouette se reflète parfaitement sur le sable humide. C’est une scène presque irréelle. Elle marche dans l’eau, se sent en parfaite harmonie avec la nature malgré les frissons qui la parcourent. Ses tétons pointent sous le tissu léger. Elle se sent soudain intimidée.
Pour la deuxième tenue, elle se glisse dans un maillot de bain élégant, avec toujours la mer en arrière-plan. Fred a tenu à assister à la séance photo. Il est enthousiaste. « Le contraste entre le luxe des vêtements et la simplicité brute de la nature crée une image saisissante de beauté. Tu es ravissante ! » lui dit-il, dans un moment d’exaltation. Il lui adresse de grands gestes, des sourires. À grands pas, il danse presque autour de toute l’équipe technique.
La météo devient douteuse. Le ciel s’obscurcit de nuages, la lumière parait plus rasante.
La dernière pose est la robe de mariée. Ils ont choisi un modèle en damassé. La robe en elle-même est très ajustée, mais Gaëlle doit porter par-dessus une cape très enveloppante. Elle semble disparaître complètement sous le tissu, seule sa tête est émergente…
Gaëlle se sent emprisonnée. Réfractaire au mariage, elle ne s’était jamais imaginée dans une telle tenue.
« Tu es magnifique ! lui lance Fred. Tu n’as aucune idée de l’esthétisme de cette dernière pose. L’ensemble triangulaire de la cape se reflète dans l’eau et devient un losange… La ligne de l’horizon rajoute de l’équilibre à l’ensemble. C’est d’un graphisme extraordinaire ! » Il jubile.
Elle n’arrive pas à partager l’enthousiasme de son agent.
Elle est comme étouffée par la coupe volumineuse, qui l'empêche de se mouvoir avec aisance. Elle se sent confinée, comme si chaque fibre la retenait dans un cadre rigide. Les perles et les broderies la piquent à chacun de ses déplacements. Des tremblements hérissent tous les poils de sa peau. La vision de sa mère, elle-même en robe de mariée, la frappe soudain de plein fouet.
C’était la semaine passée, lors d’un week-end dans la maison familiale. En fouillant dans une vieille boîte de souvenirs, sa maman avait retrouvé une photo d’elle en robe de mariée. Ses doigts l’avaient caressée avec une tendre mélancolie avant qu’un voile d’émotion ne passe dans son regard. Gaëlle s’était penchée, curieuse. Sur l’image, une jeune femme portait une robe de satin aux manches bouffantes, un voile de tulle entourant sa tête, un sourire crispé figé sur son visage.
— Tu sais, Gaëlle, j’ai perdu un bébé ce jour-là… J’étais enceinte quand je me suis mariée, mais je ne le savais pas encore. Après la cérémonie, au moment de la fête… j’ai eu un malaise. J’ai fait une fausse couche. Du sang sur mon jupon, mes pleurs... la fête fut gâchée. J’ai rejoint la chambre nuptiale et me suis reposée pendant que le reste de la noce tentait de finir la soirée dans une bonne humeur affectée.
La jeune fille était restée figée, la gorge nouée. Elle ne savait pas quoi dire. Elle n’avait jamais entendu parler de cette histoire, jamais imaginé cette douleur cachée derrière une simple photo.
Et maintenant, ici, devant l’objectif, habillée en mariée, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une oppression étrange, comme si la robe portait en elle le poids d’un passé silencieux…
Malgré la météo et la lumière changeante, toute l’équipe est ravie des résultats. La session se termine donc sur une note positive.
Gaëlle se sent épuisée, toutefois comblée par l’enthousiasme général.
Il lui tarde de visionner les clichés et, qui sait, peut-être de les admirer… Elle retrouve avec soulagement sa tenue unisexe, jean et pull.
Copyright texte: Eve Grenet
Photo: Dominique Issermann, "Susan Hauser, Trouville 1985".