Échapper à la pesanteur, par Cathy Schimpf
Piste d'écriture: Photos de Dominique Issermann
Sonia était impatiente de découvrir l’énigmatique cadeau que lui avait offert Charlotte, sa meilleure amie, pour son mariage avec l’élu de son cœur, Loïc. « Voyage en apesanteur, vivez un moment inoubliable dans notre centre de réalité virtuelle ! Bon pour une séance pour 2 personnes », mentionnait le carton d’invitation que lui avait remis son amie.
Sonia devait retrouver Loïc sur place en cette fin de journée. Elle avait quitté son travail plus tôt que d’habitude afin d’arriver à l’heure convenue. En effet, Loïc détestait qu'elle soit en retard et elle tenait à ce qu’il soit dans ses meilleures dispositions pour vivre avec elle cette aventure. Mais elle s’était laissé aller à flâner dans les rues commerçantes, admirant les tenues dans les vitrines ; avisant soudain l’heure, elle avait accéléré le pas et était arrivée à l’adresse inscrite sur le petit carton tout juste à l’heure.
Il s’agissait d’un bâtiment moderne de plusieurs étages pourvu d’immenses baies vitrées d’une propreté impeccable. Il était situé un peu en retrait de la grande rue, à l’abri des regards. Visiblement, on n’arrivait pas ici par hasard. Sur toute la hauteur de la porte de ce curieux établissement, se trouvait un miroir, dans lequel elle ne put s’empêcher de s’admirer, en se demandant si la robe qu’elle portait pour l’occasion n’était pas trop courte et si ses souliers étaient bien assortis avec celle-ci. Elle vérifia aussi son maquillage qui mettait en valeur son charme discret puis se décida enfin à pousser la porte, pour franchir le seuil d’un lieu où l’attendait une expérience qui promettait d’être fabuleuse.
Mais celui qui l’attendait patiemment à l’intérieur, confortablement installé dans un fauteuil visiteur, c’était Loïc. Il n’avait pas l’air contrarié par l’attente, au contraire, il l’accueillit avec un petit sourire en coin. Son regard se reporta au loin derrière elle. Intriguée, elle se retourna et se rendit compte que la porte devant laquelle elle était restée à se scruter était en réalité un miroir sans tain. Depuis l’intérieur du bâtiment, on voyait parfaitement ce qui se passait dehors. Contrairement à ce qu’elle avait cru, elle n’avait pas été la seule à s’admirer ! Elle rougit puis se reprit et rendit son sourire à Loïc.
Lorsqu’une hôtesse vint à leur rencontre, elle lui tendit aussitôt l’invitation ; la jeune femme les convia à la suivre. Ils longèrent un interminable couloir, montèrent un escalier en colimaçon, passèrent à côté de portes closes de différentes couleurs dont certaines étaient munies d’un écriteau qui indiquait « Occupé, ne pas déranger », et arrivèrent enfin devant une porte bleue qui donnait sur une vaste pièce. L’hôtesse les invita à entrer. Sonia aurait pu jurer que le sol était recouvert de sable fin. Sur le mur qui lui faisait face, un paysage marin d’un réalisme stupéfiant était projeté, tandis que des vagues semblaient venir vers eux puis refluer, dans un mouvement apaisant. Levant la tête, elle crut voir le ciel infini, parsemé de quelques nuages épars et que parcouraient des oiseaux marins moqueurs. Loïc lui avait pris la main. En se retournant, ils purent constater qu’ils étaient désormais seuls et que tous les murs étaient pareillement recouverts. C’était comme s’ils avaient été propulsés ailleurs, sur une île paradisiaque.
Elle serra plus fort la main de Loïc et ils se regardèrent avec étonnement, muets. Puis elle baissa les yeux et les écarquilla en constatant que ses escarpins semblaient s’enfoncer légèrement dans ce qui ressemblait à s’y méprendre à du sable, mouillé par le ressac des vagues. N’y tenant plus, elle lâcha la main de Loïc pour se déchausser et, alors qu’elle s’avançait pieds nus vers ce vaste Océan virtuel, elle ressentit distinctement la douceur du sable humide dont les grains la chatouillaient entre les orteils.
Relevant les yeux, elle constata que son amoureux avait pris de la hauteur et s’était accroché aux cordages d’un voilier qui voguait sur les vagues azur. Il lévitait ainsi à plusieurs mètres au-dessus du pont de l’embarcation, effectuant des mouvements acrobatiques improbables. Comment était-il arrivé à se percher tout là-haut, lui si maladroit d’habitude, à tel point qu’il avait préféré que ce soit elle qui grimpe sur l’escabeau pour accrocher les rideaux aux fenêtres de leur nouvelle maison ? Perplexe, elle se mit à courir vers lui, les bras écartés comme si elle s’apprêtait à prendre son envol. Et c’est effectivement ce qui se produisit, à sa plus grande surprise ! Elle se sentait soudain légère comme une plume, flottant dans l’espace sans effort. Une merveilleuse détente l’envahit tout entière. Elle se rendit compte qu’à peine quelques mouvements des bras ou des jambes lui suffisaient pour se propulser dans la direction qu’elle souhaitait.
Sans lâcher la corde à laquelle il se tenait, et les deux pieds solidement arrimés aux mats du bateau, Loïc lui tendit son autre main. Elle vint vers lui pour la saisir et sentit une brise marine lui chatouiller les narines. Lâchant alors les cordages, il l’entraîna encore plus haut dans le ciel où ils eurent l’invraisemblable sensation de frôler les nuages. Leur peau et leurs vêtements étaient à présent tout humides et des gouttelettes perlaient sur leurs visages.
Revenant vers le rivage, ils survolèrent une lande sauvage dont l’herbe semblait aussi douce qu’une moquette moelleuse. Malgré leurs tentatives pour y atterrir et s’accorder un moment de repos mérité après ces émotions, ils restaient suspendus à quelques dizaines de centimètres au-dessus, comme allongés sur un tapis d’air. Ils reprirent alors un peu de hauteur pour admirer le paysage depuis le ciel. Ils ressentaient une détente incroyable, toutes leurs tensions s’étaient évanouies.
Mais subitement, l’obscurité s’abattit sur eux ; leurs corps, si légers il y a seulement quelques instants, semblaient à présent peser des tonnes, comme si les semelles de leurs chaussures avaient été de plomb. Pourtant, ses ballerines étaient restées quelque part sur le sable, tout là-bas.
La chute lui parut durer une éternité. Dans un ultime réflexe, Sonia chercha à s’agripper à Loïc mais en vain. Elle heurta, un peu trop violemment à son goût, ce sol de lande supposément si doux et moelleux, mais beaucoup moins accueillant que ce qu’elle avait espéré. Le choc de sa chute la tira aussitôt de sa torpeur et elle se réveilla en sursaut. Levant les yeux, elle aperçut son bien-aimé qui dormait paisiblement dans leur lit, à un mètre d’elle.
Elle s’en souviendrait de sa nuit de noces !
Copyright texte: Cathy Schimpf
Illustration: Dominique Issermann, "Mickey Hardt, 1999"