Grand Hôtel, par Roselyne Crohin

Piste d'écriture : écrire en s'inspirant librement d'une ou plusieurs reproductions des peintures de Linette Cajou.

Sur la promenade face à la mer, émergeant de la pinède, le tout nouveau Grand Hôtel de Juan Les Pins déploie ses fastes : balcons ornés de frises et volutes, fronton gréco-romain, marquise en demi-lune... Petit frère du Negresco, en beaucoup plus modeste, il attire surtout les artistes parisiens bohèmes, en ce milieu des années 30.

Tapi sur la plage, en contrebas du parapet, Sigmond, jeune photo-reporter de Vogue, a installé son matériel, depuis le coucher du soleil. Équipé d'un Leica, ce qui se fait de mieux à l'époque, il va faire ce soir de la photo couleur. Le procédé est encore très cher, mais Vogue ne lésine pas ! Depuis longtemps, la plage s'est vidée après l'orage de fin d'après-midi qui a bien rafraîchi l'atmosphère. De lourds nuages gris bleuté créent une lumière électrique et contrastée dont Sigmond se régale à l'avance.

Par une indiscrétion du portier, il a appris qu'un célèbre peintre et la jeune beauté slave qu'il vient de courtiser passeront la nuit au Grand Hôtel. Il a eu le scoop grâce à quelques largesses que son journal lui permet d'accorder à ses informateurs les plus fiables.

Il n'est que 20h. Autant dire que notre photographe a quelques heures devant lui pour saisir la métamorphose de l'hôtel à mesure que la nuit s'installe. Ce qu'il vise dans son objectif le satisfait pleinement. Les fenêtres éclairées donnent à la façade des tonalités allant du safran au cyan en passant par toutes les nuances du vert. Il s'imagine dans un tableau de Van Gogh, à Arles, la nuit... Sigmond est un connaisseur. Ce qui l'attire dans la peinture, c'est surtout le traitement de la lumière et de ses infinies nuances.

Mais à ce titre, Picasso ne l'intéresse pas. Le Tout-Paris se prosterne devant cet Espagnol briseur de cœurs. Il ne comprend pas pourquoi. Mais justement, c'est ce peintre-là que son patron lui a demandé de poursuivre, afin de voler des clichés qui feront scandale jeudi prochain et qui feront vendre plus de papier glacé.

Tout à ses réflexions, il allait manquer l'arrivée très discrète de Pablo et de Dora. Il est dix heures du soir. Le couple s'installe au salon du rez-de-chaussée pour prendre un drink. La pièce est bien éclairée. Armant son plus gros objectif, un Zeiss, là aussi ce qui se fait de meilleur sur le marché, il commence à shooter toute une série de photos du couple qui lui fait face, grâce encore au zèle du portier. Il est assez satisfait de son angle de vue, bien que ce ne soit pas le genre d'images qu'attend la presse à scandales. Mais on ne sait jamais, dans quelques années peut-être, les musées s'arracheront-ils ces portraits.

En attendant que le couple se décide à rejoindre sa chambre, celle du troisième et dernier étage, au centre, juste sous les trois étoiles dorées, il décide de faire de nouveaux clichés de la façade dont l'éclairage est vraiment très riche de nuances.

Puis, il s'endort un peu. La position immobile, l'absence de compagnie, tout concourt à une sorte d'engourdissement du corps et de l'esprit. Quand tout à coup le froid le réveille. Il se frotte les yeux et réalise qu'il est sur la plage de Juan Les Pins, devant le Grand Hôtel, en mission pour shooter les étreintes torrides de Pablo Picasso et de Dora Maar.

S'il connaît la renommée de Picasso en tant que peintre, il lui semble que Dora Maar est surtout célèbre pour ses liaisons amoureuses, aussi nombreuses qu'éphémères. La réputation de Dora Maar en tant que peintre et photographe n'est pas arrivée jusqu'à ses oreilles. Mais photographe célèbre ou pas, elle ne lui fait pas concurrence dans son domaine, celui de la presse people !

La chambre du troisième étage est maintenant bien éclairée. Il voit des ombres bouger, vaguement, mais en réglant bien son téléobjectif, qui possède une superbe ouverture, l'image devient tout à fait nette. Le couple enlacé s'embrasse avec fougue. Sigmond, au comble de l'excitation, déclenche une rafale de clichés.

 

Au petit matin, dans son labo-photo (la salle de bains de sa chambre d'hôtel), il découvre toute la série qu'il a réalisée la veille au soir. Pas loin de 72 vues. Deux pellicules y sont passées. Mais une photo plus que les autres attire son attention et l'émerveille.

Superposé à la façade du Grand Hôtel et s'inscrivant parfaitement dans ce cube, se dessine le couple enlacé. La tête de Picasso épouse l'arrondi du fronton et le profil de Dora disparaît dans l'ombre de quatre fenêtres non éclairées. Quant aux cuisses puissantes du peintre, elles occupent la majeure partie de l'espace, mais on devine, entremêlées à elles, celles plus petites de Dora, dont la vulve vient s'encastrer exactement sous la marquise de la porte d'entrée.

 

Un vrai tableau cubiste !, ne peut s'empêcher de s'exclamer tout haut Sigmond qui vient de réaliser... qu'il avait oublié d'avancer la pellicule (ça se faisait alors à la main!), lors de son réveil en sursaut.

Une superposition d'images inopinée... qui risque bien de le rendre célèbre à son tour, se dit-il sans fausse modestie.

Copyright Roselyne Crohin

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