L'oreille, par Nyckie Alause
Sur la piste d'écriture Alchimie relationnelle, "Liv Maria".
Un foyer tumultueux, un bonheur féroce et une fin tragique, c’est ainsi que la journaliste a conclu l’article qu’elle vient de produire. Elle, la journaliste, se prénomme Madeleine, et elle avait tenté de m’interroger sur cette disparition. Le maire, un peu plus tôt, était passé me voir, mi-condescendant, mi-sévère, pour me demander si j’avais besoin de quelque chose, que quelqu’un vienne pour m’aider à ranger… Mais, quand j’avais acquiescé, il a eu l’air troublé et a lancé, comme s’il était face à l’enfant que j’avais été, « Bien ! Pas avant jeudi et d’ici là, tu ne touches à rien ! » Je me suis installée à l’auberge.
Peu après, du continent sont arrivés, sur le même bateau, les deux gendarmes avec un chien qui lui, semblait amical, et la journaliste. « Madeleine, du Télégramme », a-t-elle dit en me serrant la main. Et j’ai envisagé un instant que ce puisse être son nom.
— Madeleine M., du Télégramme de Brest, vous connaissez, non ? Le journal local.
Les gendarmes se sont approchés : « Gendarmerie de Brest, nous sommes ici pour la disparition. Vous êtes sa fille ? »
Prise de court, j’ai dit « oui » et n’ai eu d’autre option que les suivre jusqu’à la maison. Le plus âgé, certainement le plus gradé, m’a pris le trousseau de clefs. « On vous tiendra au courant » a-t-il conclu, comme il m’aurait dit « allez où vous voulez », pour se débarrasser de ma présence. Mon impression première s’est confirmée, seul le chien est amical, me gratifiant d’un coup de museau humide sur ma main tendue.
Madeleine a posé sa main sur mon épaule comme si elle avait besoin de cet appui pour marcher jusqu’à l’auberge.
— La houle m’a un peu barbouillée.
Ensuite, elle s’est laissée guider sans rien dire ni demander où nous allions. La chaleur de sa main, douce et rassurante gagne ma peau et dénoue un peu cette boule dure au fond de ma gorge. Quand enfin nous nous installons dans un coin de la salle, j’ose sourire et reçois en retour une moue compréhensive.
— Vous comprenez que comme eux (elle entend les gendarmes), je suis ici pour la disparition. Vous êtes sa fille ?
Une bouffée de colère m’assaillit à la question des dizaines de fois posée et reposée, vous êtes sa fille ?
Alors elle se reprend : « Vous êtes impliquée dans ce drame ? »
Elle pose sur la table entre nous son petit enregistreur numérique, d’un signe bref mais explicite elle commande une bouteille de cidre et deux verres. Joseph nous sert et attend que je lui adresse la parole, un ancien camarade de l’école primaire, mais je ne lui accorde qu’un merci qui le renvoie vers son comptoir.
C’est le moment où Madeleine pointe le doigt sur le bouton de son appareil, avec un mouvement sec du menton pour gagner mon assentiment.
— Si vous voulez, posez-moi des questions et j’essayerai d’y répondre.
Elle hésite, semble réfléchir à la meilleure manière.
— Parlez comme ça vous vient. Dites-vous que je ne sais rien et commencez au début.
Elle regarde en l’air puis vérifie la machine et enfin, elle fixe ses yeux sur les miens. Ses yeux, ils sont d’un bleu que la mer ne donne que les jours de beau temps, les cheveux qui encadrent son visage piqueté de taches de rousseur sont comme ces algues que les marées déposent emmêlées sur le rivage. J’ai le sentiment que les hommes doivent la trouver jolie, moi-même…
Quand je suis arrivée sur l’île j’avais quatre ans, avec mon père. Durant la traversée j’avais été malade, j’avais vomi, toussé, pleuré. Pour ne pas s’encombrer les mains, il m’a perchée sur ses épaules avant de saisir les trois bagages que nous avions. Au loin, une femme faisait de grands signes avec ses bras comme des moulinets, des bras de sémaphore. Ses mains étaient tellement blanches qu’elles semblaient prêtes à se disjoindre des manches noires de son manteau. Sa chevelure aussi était d’un noir profond et son visage, d’une extrême pâleur presque électrique. Tout à coup, ce personnage s’est mis à courir, vers nous, j’ai entendu les claquements métalliques de ses chaussures sur les dalles grises du débarcadère. A courir vers lui, à se précipiter, à le saisir, le secouer, le taper, je crois me souvenir qu’elle le frappait en criant son nom, il a laissé choir nos bagages et mon père, oui mon père l’a entourée de ses bras si puissants qu’elle a été forcée d’arrêter.
Je me souviens aussi qu’il l’a embrassée, comme on s’embrasse quand on est amoureux, sur la bouche, et elle a dû se taire et rester immobile.
Combien de temps ce moment a-t-il réellement duré ? Très très longtemps. Sur mon perchoir, je commençais à avoir froid.
— La petite a froid, a-t-il dit. Ta fille grelotte.
C’est l’instant qu’elle a choisi pour se rendre compte de ma présence. Elle a levé la tête vers moi puis à mon père, à l’oreille de mon père, elle a chuchoté pour que je ne l’entende pas, j’ai oublié son nom. Mes oreilles étaient glacées par le vent de la mer, presque douloureuses, et j’ai pourtant bien entendu.
— Lucie, descends, voici ta maman.
Ses deux mains ont relâché la pression autour de cette femme pour me saisir comme un fruit mûr et me poser entre eux, à l’abri du vent. J’ai pensé que plus rien ne pouvait nous arriver. Elle nous a guidés jusqu’à la maison et quand elle a ouvert la porte, de l’air tiède s’est échappé de l’intérieur, porteur d’un parfum de sucre et de beurre chaud.
Certains détails de cette journée se sont dissous au fil des ans. Cependant je peux dire que cette après-midi-là fut comme une naissance pour moi, difficile…
Une routine s’est mise en place. Lui, partait le dimanche soir pour ne rentrer que le vendredi. Où est papa ? Elle répondait sur le continent, sur le continent, sur le continent… en chantonnant. Quand il revenait, je lui disais où étais-tu ? De l’autre côté de la mer, de la mer, de la mer… Il le chantait aussi, sur le même air.
La maison, vous l’avez sûrement remarquée, celle avec des volets lilas où sont entrés les deux gendarmes, était chaude en hiver et fraîche en été. La maison idéale en quelque sorte. La pièce du bas, très grande, faisait office de cuisine, bureau, salon, bibliothèque. La chaleur du poêle gagnait tous les recoins, s’infiltrait entre les rideaux lourds qui masquaient la montée d’escalier. Cet escalier comme une moelle épinière est le centre de commande de la maison. Il mène au premier étage à leur chambre, puis se rétrécissant il grimpe jusque sous le toit jusqu’à la mienne. Il y mène toujours, même si la maison est vide et que je n’y dors plus depuis des années…
Dans ce pays (Madeleine est interloquée alors je corrige), disons cette île, les enfants ne restent jamais. Quand ils arrivent à l’âge de onze ans, on les envoie sur le continent, continent, continent… Et quand ils reviennent, l’île s’est tant rétrécie qu’ils ne savent plus où poser les pieds et deviennent étrangers, pour la plupart.
Quand mon père était chez nous, ma mère lui parlait peu et j’étais entre eux, ils ne communiquaient qu’à travers ma personne, j’étais comme un fusible et quand le ton montait, j’étais prête à flamber, fondre disait mon père, fondre en larmes rétorquait ma mère. Un bon moment pour cesser l’algarade. Nous nous mettions autour de la table pour partager un diner que chacun de nous ne mangeait que pour soi, en silence.
Puis la nuit envahissait tout et chacun rejoignait son étage. Ma mère restait encore un peu en bas, pour ranger disait-elle. Mais le matin, tout était identique à ce que nous avions quitté le soir. Ensuite, elle montait à pas de loup, espérant peut-être qu’il s’était endormi. La porte qui grince, les marches de bois qui craquent, l’eau coulant dans le lavabo, le volet qu’il a oublié de fermer. Des bruits qui m’appellent dans l’oreille de la nuit. Assise tout en haut de la maison sur la dernière marche, ils montent jusqu’à moi. Et les mots échangés, et les promesses définitives, et les remontrances, les griefs, les disputes à voix basses. Et puis les mots d’amour… Quelquefois je crois que l’on m’appelle, car mon nom a été prononcé. Je descends de quelques degrés et je crois qu’ils se battent. Ces nuits-là, je rejoins mon lit et faire tourner mes mains sur mes oreilles m’aide à trouver le sommeil.
Les gendarmes ne trouveront rien. J’ai cherché… Je ne suis même pas convaincue qu’il s’agisse d’une disparition. On m’avait dit que c’était ma mère, mais qui sait vraiment ?
J’ai eu onze ans.
Je suis allée sur le continent.
J’ai traversé la mer et mon père est parti plus loin encore.
Quand je suis revenue sur cette île, mes pieds étaient trop grands.
Ils ne rentraient plus dans les bottes de pluie.
Puis un jour, je ne suis plus rentrée…
C’est le maire m’a téléphoné pour me dire qu’elle avait disparu.
Copyrignt texte: Nyckie Alause, Photo de lauren lulu taylor sur Unsplash