Mado Tonnerre, par Eve Grenet
Sur la piste d'écriture Alchimie relationnelle, "Liv Maria".
Comme tous les matins, Corentin vient boire son café avant de faire son tour sur le port. Maintenant à la retraite, il a bien le temps de rêver devant sa boisson. Il s’assied toujours, à la même table, dans le même coin à ras de la devanture, le dos appuyé à la vitre, lui-même tourné vers le comptoir.
Depuis ce lieu d’observation, il peut jeter un regard furtif dehors pour voir qui revient de la pêche, qui se promène sur les quais, mais surtout contempler à loisir la nouvelle maîtresse des lieux.
Un joli brin de fille, Madeleine ! Les cheveux blonds, longs qu’elle attache toujours en queue de cheval, un jean, un t-shirt blanc en été, un pull de même couleur en hiver. Pour compléter sa tenue, elle noue un tablier noir autour de sa taille « comme les garçons de café à Paris », lui avait-elle dit un jour. Depuis l’adolescence, les mercredis et les week-ends, elle aide sa mère au comptoir. Il y a un an, quand sa mère est tombée malade, elle l’a remplacée, définitivement.
Elle est toute menue. Mais derrière cette délicatesse se cache une force intérieure. Madeleine Tonnerre ! Ce nom de famille est tout puissant. Dans la famille Tonnerre, on a toujours lutté contre l’adversité… Et Madeleine est devenue Mado pour tous les habitués du café.
Au début, les clients la regardaient avec curiosité. Certains ont même pensé qu’ils pourraient la courtiser. Après tout, elle était un bon parti. A la tête d’un commerce qui ne pourrait que prendre de la valeur ! En bordure des quais, avec la venue de touristes toujours plus nombreux !...
Corentin s’amusait énormément à observer Mado éconduire tous ces prétendants, avec douceur mais beaucoup de fermeté.
Ce matin, un grand gaillard a passé la porte, suivi de son chien. Immédiatement, tous les regards se tournent vers lui. Les deux nouveaux arrivants ont pris une place importante dans la salle. L’animal, un épagneul au poil bien lustré, tourne autour de son maître en balançant sa queue dans tous les sens afin de montrer sa joie.
« Les chiens sont autorisés ici, Mademoiselle ? »
« Bien sûr ! Asseyez-vous là dans ce coin. Je vais lui apporter une gamelle d’eau et prendre votre commande. »
L’homme s’est installé à la table juste à côté de celle de Corentin, qui le considère avec attention.
C’est un homme robuste qui parle avec un petit accent. Un étranger ! Mais d’où vient-il ? Il porte un pantalon côtelé couleur caramel et une chemise à carreaux dans les mêmes tons. Avec une stature pareille, il doit être bucheron… Oui, c’est sûrement ça, un bucheron canadien… Mais alors que vient-il faire ici ? Corentin s’interroge.
Soudain, il s’aperçoit que Mado s’est avancée. À présent, elle s’adresse à l’homme. Très rapidement, ils entrent en grande conversation.
― Je suis Norvégien. Je suis venu sur votre île afin de ressentir l’atmosphère d’un tel lieu pour mon prochain roman, je suis écrivain… Oui, je veux bien un chocolat chaud, Mademoiselle. Merci !
La jeune femme repart vers le comptoir toute légère, elle semble sur un nuage. Comme dans un tableau, Corentin la voit disposer, sur un plateau, une grande tasse en porcelaine bleue et blanche, le petit sucrier assorti et une soucoupe garnie de deux palets bretons.
Elle revient, dépose la porcelaine sur la table et les biscuits. Elle arbore un grand sourire et interroge :
― Quelle est l’intrigue de votre roman ?
―Il s’agit d’un roman policier. Un meurtre a été commis dans un port. Un matin, on trouve un homme dans l’eau, une balle dans la tête. Il va falloir mener l’enquête, conclut l’homme en riant.
― Comme c’est intéressant !
― Je me présente, je m’appelle Aksel. Je suis venu voir ma sœur à Paris durant deux jours… et maintenant, me voilà…
― Votre sœur habite à Paris ?
― Eh oui ! Elle est tombée sous le charme d’un journaliste parisien. Paris est la ville la plus romantique que je connaisse !... Je voudrais rester ici une semaine ou deux… Vous pensez que je pourrai trouver une chambre facilement dans le centre-ville ?
― À vrai dire je ne sais pas… Mais, nous-mêmes avons des chambres à louer au premier étage… Elles sont inoccupées depuis que ma mère est malade et depuis que je gère le commerce toute seule…
― …
― Ma mère serait peut-être d’accord pour vous en louer une… Je lui demanderai, ajoute la jeune fille après un instant d’hésitation.
― Oh ce serait formidable ! Merci beaucoup, mademoiselle.
― Je m’appelle Madeleine, mais ici, je suis Mado pour tout le monde.
― Enchanté, Mado. J’espère que votre mère va être d’accord, je serai, ainsi, sur place pour chercher mon assassin !...
Les deux jeunes gens éclatent de rire.
Ils sont aussi éclatants que leur rire. Corentin les observe, comme il contemplerait un tableau. Il sent qu’une alchimie est en train de se créer entre ces deux êtres. Que va-t-il se passer ? Ils n’ont vraiment rien en commun ces deux-là !… pense-t-il. Mais, conclut-il avec malice, ne dit-on pas que les contraires s’attirent ?
Copyright du texte, Eve Grenet, Photo de Enes Dincer sur Unsplash