Par nuits blanches et bleues, par Carole Menahem-Lilin.

Inspiré par "Grand hôtel à Sète", de Linette Cajou

Le Grand Hôtel s’enfonce dans la nuit. C’est une nuit bleue, légère ; une nuit qui n’est pas encore tout à fait la nuit ; qui amortit mais n’efface pas les couleurs.

Mattia, le fantôme, se promène. Il aime encore les nuits à limbes blancs. Vivant, déjà, et même tout jeune vivant, il pouvait rester éveillé des heures, les yeux grand ouverts, à bouger lentement dans l’étrave du petit lit, et à observer. Plus tard, il avait fait des nuits son univers. Nuits des campagnes, pleines de cris et souffles animaux ; nuits des noctambules citadins, à errer, aimer et boire ; nuits d’émeutes ou de création ; nuit de début ou de fin de mondes.

Celle dont il se souvient, en flottant autour du Grand Hôtel, est de celles-là : une nuit blanche qui ne voulait pas finir.

Ils avaient fait le noir dans la chambre, mais la pâle clarté des bords de mer veillait. C’était l’une de leurs premières, et l’une de leurs dernières nuits ensemble, et ils ne voulaient pas en perdre une goutte. Mattia tenait Emma à pleins bras, agenouillé contre elle il écoutait son cœur, palpait son souffle. Ses seins, son ventre, tout son corps étaient son domaine, il n’imaginait pas être vivant sans elle. Pourtant il savait bien qu’il continuerait. Il avait été amoureux plusieurs fois, il savait que s’arracher à l’autre est comme s’arracher la peau ; mais qu’on s’en refait une, plus fragile et sensible, ou au contraire plus épaisse et couturée. On se régénère toujours. Cette fois aussi, il le faudrait bien.

Ecouter, palper, capter. Jouir, s’ils y parvenaient encore. Elle l’appelait d’ailleurs dans son demi-sommeil, gémissait son nom. Elle l’aspirait, et il se donnait, et elle venait. Elle était, à l’intérieur, comme une mer, dont il était le navigateur.

Il sentit son cœur faire un arrêt. Demain, pourrait-il, sans elle ? A quoi bon ?

Elle, avait ses enfants. Pour eux, elle serait forte. Elle le quitterait.

 

« Je m’abandonne en te quittant, lui souffla-t-elle à l’aube. J’abandonne cette part de moi qui n’aura été qu’à nous. Je ne la ressusciterai pas. »

Puis elle avait déserté la chambre, très vite. La guerre était aux portes, et son revers blême, la délation. Il leur fallait s’arracher.

Il la vit au loin se presser vers la gare. Gracieux point d’exclamation, tenant à chaque main une valise : et accroché à chaque poignée, un enfant. Il eut dans les narines l’odeur de charbon et d’acier chauffé dans laquelle elle voyagerait bientôt.

Eut aussi dans les oreilles les chuchotements de ses enfants, la « grande » Judith de huit ans, le petit Elliot de quatre. Son cœur fut étreint par la timidité à laquelle les contraindrait la peur. Ses dents grincèrent du crissement des bottes des soldats et des contrôleurs. Il pria pour qu’ils passent la frontière sans accrocs ; pria, agenouillé comme la veille, croyant sentir encore palpiter entre ses bras tout ce poids de vie d’espoir, qui était elle ; qui avait été eux. et

Pour ses enfants, elle serait forte.

Et lui, il se referait ; il se relèverait.

 

Le soir-même, il se tenait à la table de jeu du Grand Hôtel. D’habitude, il y dessinait plus souvent qu’il ne jouait. Il aimait observer les hommes pris dans l’ivresse, l’adrénaline, le calcul. Il aimait observer le jeu qui se jouait d’eux, le temps qui grimaçait ou bâillait.

Mais ce soir, c’était lui qui bâillait et grimaçait. Il n’aurait pas, demain, de nouveau croquis poliment railleur à proposer. C’était lui qui se sentait croqué : Artiste au chagrin d’amour, croquis d’une loque.

Pourtant il avait contribué, grâce aux relations qu’il s’était faites dans ce lieu, à ce qu’Emma obtienne le passeport, et les billets. Passeport faux ; billets qu’on lui avait revendus à prix d’or pour les derniers trains qui, traversant montagnes et plaines, permettaient parfois d’atteindre un autre port, ouvrant sur l’océan et ses promesses de liberté.

 

« Eh bien, mon cher, lança un officier dont la nuque en bâton de chaise, d’ordinaire, amusait Mattia. Vous paraissez malheureux, ce soir. Vous faites pourtant partie des privilégiés. Ceux qui peuvent boire, manger, se distraire. Avec nous. »

Le peintre haussa les épaules. Pas trop haut, il ne voulait pas que S. prît cela pour un signe de révolte. Même altéré par le chagrin, il tenait à sa pauvre peau. Or, sa réputation d’artiste mondain ne le protègerait pas longtemps.

Mais l’officier S. avait déjà tourné sa nuque raide vers ses subalternes. Il se racontait qu’on avait fait une jolie prise, aujourd’hui : une élégante jeune femme et sa petite famille. Le garçonnet avait trahi la supercherie, en laissant choir un livre étiqueté à son véritable nom. L’élégante avait cru pouvoir racheter cette étourderie avec quelques perles qui, bizarrement, était tombées d’un ourlet pour se retrouver dans la paume du soldat. Heureusement, il avait remarqué le manège tandis qu’il patrouillait dans le couloir. Pour qui les prenait-elle ?

L’officier S. avait la réputation d’être d’une honnêteté pointilleuse et terrible. Les autres s’esclaffèrent : pour qui l’avait-on pris, effectivement ? Ils ne doutaient pas de la chute de l’histoire. La petite famille partirait demain dans un autre train, dans d’autres conditions, et pour une tout autre destination.

 

Mattia avait-il compris ce qu’il avait compris ? N’interprétait-il pas ? Il espéra que oui, très fort. Il espéra pouvoir rester dans le chagrin finalement confortable d’un amour qui lui échappait.

 

Ne pas fixer la nuque de l’officier S. Regarder ailleurs. Il abaissa ses yeux brûlants sur son carnet. Machinalement, il esquissa le profil de son amante. S. se retourna et se mit à rire : « Oh, vous êtes devin, mon cher ! C’est bien elle. Et ces lumières à son cou ? S’agirait-il des perles de la trahison ? »

Il se pencha vers Mattia. Il avait entendu dire, poursuivait-il en confidence, que pour financer son départ, une élégante avait accepté de poser pour un peintre. Mattia connaissait-il cet artiste ? Savait-il s’il avait déjà négocié ces travaux ? Les acquérir le comblerait. Après avoir disposé de la proie, pouvoir disposer de son ombre… Retrouver les yeux de lune, dardés sur lui tel un brasier glacé…

L’officier S. avait trop bu. Mais ses yeux plissés derrière les petites lunettes cerclées d’acier ne laissaient aucun doute : la certitude de sa victoire le grisait. Il savait des choses sur Mattia. Il s’amuserait de lui, et serait féroce.

Comme si tout cela arrivait à un autre, sans se démonter, Mattia admit à voix basse que oui, il croyait voir de qui S. parlait. Et non, l’artiste en question n’avait pas encore vendu ses travaux. Ni ne les avait tout à fait terminés, d’ailleurs.

« Je comprends. Trouver l’exacte teinte de ces petits cratères sur la peau, doit être délicat… exaltant aussi, n’est-ce pas ? Cela doit avoir exigé maints essais…

– Je le suppose », éluda Mattia.

Et où se trouvaient donc ces œuvres et son alchimiste ? Pouvait-on l’y conduire ?

Mattia s’inclina devant l’officier et lui fit signe de passer devant lui. A son soulagement, S. accepta le protocole mondain ; il le précéda jusqu’à l’escalier.

 

L’atelier se trouvait à l’avant-dernier étage du Grand Hôtel. Les fenêtres ce soir, comme la veille, en étaient noires. Pour assurer l’éclat feutré du rez-de-chaussée, tout une part du bâtiment se trouvait plongée dans l’ombre, et Mattia dut éclairer les derniers mètres de leur cheminement avec son briquet. C’était un lourd briquet tempête qu’il dut actionner plusieurs fois. Avant que S. ne s’en agace, ils avaient atteint la porte. Dans la pénombre il déverrouilla la porte, la poussa et pour laisser entrer son visiteur, s’effaça.

S. huma l’odeur de peur de son amphitryon : le parfum, âcre, de l’humiliation le grisait. Pour l’accentuer, il se mit à réciter : « La très-chère était nue et, connaissant mon cœur, Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur Qu’ont dans leurs jours heureux, les esclaves des Maures ».

Il accentua « esclaves » et eut le rire grinçant de qui se comprend. La lune, par les rideaux entrouverts, lui faisait de l’œil. Quant à « la très-chère », posée sur la cheminée, sa peau nue faisant halo et les minuscules, ridicules petites perles ressortaient presque sombres, tels des cratères : de ridicules mais mortels petits cratères…

S. eut un rictus. La vision était délicieuse mais plus encore, dans le pan de miroir laissé libre, l’était le visage du peintre, défiguré par l’ombre et la défaite.

« Eh bien, qu’attendez-vous ! » aboya S.

Être obéi dans l’instant faisait partie des choses qui lui faisait apprécier son existence de vainqueur. Et à sa satisfaction, le barbouilleur se soumit comme les autres. Il tendit une main vers le lamentable bougeoir, et de l’autre actionna quelque chose de bruyant, sans doute ce déplorable briquet.

A la surprise de S. cependant, la flammèche n’illumina jamais la surface tavelée du miroir ; elle n’atteignit même pas le regard de la « très-chère » qui lui resta à inaccessible, dans l’ombre.

Au lieu de cela, dans une odeur de poudre tout à fait déplacée, la brûlure était venue se ficher dans sa nuque.

La mort fut immédiate.

 

Pourtant, et c’est ce qui ajoute au mystère de l’affaire, l’officier S. fut aperçu, une heure plus tard, devant la garnison. En uniforme et nuque encore raidie par la gueule de bois, supposèrent ses hommes. Il ne prit pas la peine de descendre de moto. Le moteur qu’il n’avait pas éteint couvrait un peu sa voix. Qu’on libère au plus vite cette femme et ses deux enfants, martela-t-il. Il y avait eu erreur. Epouvantable erreur. Et bon dieu, qu’on fasse silence sur toute l’affaire.

L’officier S. avait la réputation d’être d’une précision pointilleuse et terrible. Il avait dû lui-même se faire taper sur les doigts. On promit de lui obéir. Im-mé-dia-tement. Il fit demi-tour aussitôt et repartit.

La suite est douce, forcément douce pour Emma, Judith et Eliot.

 

Du moins, c’est ainsi que Mattia se raconte l’histoire. Ce qui est certain, est qu’on a retrouvé son corps à lui exécuté d’une balle dans la nuque, à l’aube du jour suivant, à l’avant-dernier étage du Grand Hôtel. Mais, était-ce bien son corps ?

N’était-il pas plutôt celui qui, à cheval sur une moto militaire, avait plongé du haut de la falaise dans les eaux libres, bleues, infiniment bleues, et blanches de lune ?

On chuchote aussi à propos de ce peintre revenu ici après-guerre, et mort entouré de toiles de moins en moins bleues, de plus en plus blanches.

L’histoire dépend des nuits.

Mattia le fantôme attend ici, dans les parages du Grand Hôtel, qu’Emma vienne l’éclairer.

Qu’elle ne soit pas apparue encore lui donne de l’espoir. Il se dit qu’Emma a une longue vie, une longue douce vie riche, à vivre, auprès de Judith la péremptoire et d’Elliot le maladroit.

Lui, il n’est pas pressé. Il aime toujours ces nuits au limbe blanc.

 

Carole Menahem-Lilin, octobre 2023, copyright à l’auteure

Texte inspiré par Le Grand hôtel à Sète de Linette Cajou.

#Carole Menahem Lilin #Linette Cajou #Atelier d'écriture à Montpellier

Pistes d'écriture et textes
Retour