Anya sur le quai, par Carole Menahem-Lilin
Piste d'écriture: une photo tirée du film de Chantal Akerman "Les rendez-vous d'Anna".
Il fait nuit, sur ce quai de nulle part. Anya a vraiment l’impression qu’il fera nuit indéfiniment. Pourtant, il faut descendre, quitter l’atmosphère ouatée du compartiment. Elle s’était habituée en trois jours et deux nuits, était devenue une habitante itinérante de ce paysage hivernal. À l’intérieur, il faisait ridiculement chaud à certaines heures, terriblement froid à d’autres. Dans ces moments, on pouvait aller se servir du thé au samovar ; dans la buée qui s’élevait de la tasse, l’haleine créait des signes mystérieux. Cela la fascinait, cet alphabet aérographique, comme la fascinaient les mots inconnus qui s’échappaient de voix parfois très rauques, parfois légères et flûtées. Les visages aussi lui apparaissaient telles des notes de musique, qui jouaient la partition des âges et des vies. Ici, elle avait beaucoup de mal de toute façon à situer les individus dans leurs milieux sociaux, et cela lui plaisait, cette acculturation. Elle n’était plus de nulle part ni de rien et enfin, enfin dans ce détachement, elle se rencontrait. Elle rencontrait celle qu’elle pouvait être au contact des autres, hors du ressassement : une surface biseautée, légère, qui s’animait aux points de jonction.
Elle n’avait pas emporté sa caméra, cette fois, mais son carnet, ses fusains et ses aquarelles. Elle avait voulu voyager léger. Et c’était finalement mieux, pour la rencontre ; les autres voyageurs, à certaines heures, faisaient cercle autour d’elle, commentaient, riaient – ou, parfois, restaient bouche bée, index tendu. Elle se souvient d’une petite fille qui était demeurée ainsi tout le temps du goûter ; sa grand-mère en était enragée, plus moyen de ne rien lui faire avaler.
C’était en partie pour cela que Anya a décidé de descendre ici. Le cirque avait recommencé au dîner – pourtant, elle avait pris soin de ne rien sortir, cette fois-ci. Mais la fillette s’était plantée devant elle et, placide, avait attendu – avec ce sérieux sûr de lui que seuls savent revêtir les jeunes enfants. Quel âge pouvait avoir celle-ci ? Cinq ans ? Huit ans ? Elle-même n’est pas mère et fréquente peu les gamins, mais à chaque fois qu’elle pense à eux, ces étrangers d’une planète trop intime, elle a en tête ces trois chiffres : 5, 8, 11. Après onze ans, on n’est plus tout à fait un enfant, en tout cas pour elle c’en avait été fini. Peu après son anniversaire, sa mère était partie – non, elle n’était pas morte, elle s’était simplement éclipsée. « Plus possible. Peux plus supporter l’avenir », avait-elle seulement dit. Entre deux portes. Ou plutôt, deux portières de train comme celui-ci. « Ma fille, tu te porteras mieux sans moi », avait-elle ajouté. Et cela avait dû lui suffire. À elle, la fille abandonnée.
Bien sûr, ça n’avait pas suffi, ça ne suffisait toujours pas, et depuis qu’elle était en âge, elle n’avait cessé d’enquêter. De ressasser. Elle avait connu des mères d’amies qui étaient restées, mais n’étaient pas plus aidantes que son fantôme de mère. Elle s’étonnait toujours qu’il y en ait de fonctionnels, des parents. Et que sa mère avait fait partie de ceux-là, jusqu’à ses onze ans, donc. Après quoi, plus rien, si ce n’est la mention d'une faute mystérieuse. Elle l’avait bien formulé : « Plus possible. Peux plus supporter. » Plus supporter quoi, qui ? Elle, Anya, ben sûr, avait longtemps cru la fillette. Hypothèse corroborée par la suite sibylline des propos : « Peux plus supporter l’avenir. »
Parce qu’un enfant, son enfant, c’est l’avenir, non ? Même elle, qui n’en avait pas, savait cela.
Merde. À peine était-elle arrêtée, que le ressassement revient. Le ressassement lié au manque, au malheur. Pire : le ressassement d'incarner ce manque, ce malheur.
Heureusement, les autres existaient, et les paysages, et les trains. Mais il avait fallu qu’il y ait, dans ce train-là, si confortable d’être inconfortable, une petite fille; une enfant étrangement familière.
Anya se demande soudain si elle n’avait pas été cette petite fille, pour sa mère. La regardant trop. L’interrogeant sans cesse. L’empêchant, peut-être, d’être et de devenir.
On lui avait assuré que non. Autour d’elle, on le lui avait assuré. Pour autant, on n’avait pas répondu à ses questions. Ni directes, ni indirectes. Elle avait eu beau se planter, comme la petite du train, devant son père et d’autres, refusant de manger – rien. Refusant de parler parfois, pendant des jours – rien. L’exhorter, les adultes savaient. La moraliser, aussi. Lui répondre, non. Et ce n’est pas qu’ils n’avaient pas de réponses : elle les entendait chuchoter entre eux, quand ils ne la savaient pas dans les parages. Elle avait vite appris à se rendre invisible. Quand on devient regard, quand on devient oreilles, on n’a plus à apparaitre. C’est pratique, pour écouter. Pas forcément pour comprendre, puisqu’on ne peut demander à personne de décrypter ce qu’on croit avoir entendu.
Souvent, ce qu’elle entendait était chuchoté dans une autre langue, cryptée. Ces chuchotements avaient souvent le ton de la question, ou de la dispute. À force, elle avait saisi certaines données. Des listes de prénoms de personnes qui portaient le même nom qu’elle, ou de proches, et qu’elle n’avait jamais vues. On avait cru que la mère de Anya avait traversé le malheur. Jusqu’à ce qu’elle préfère partir plutôt que regarder, à nouveau, la répétition du malheur.
Anya frissonne en écartant les portières du wagon. Portières récalcitrantes. Marches hautes. Elle n’a pas la tenue pour escalader ces marches, encore moins les descendre. Trop hautes. D’acier gelé.
Ne pas déraper. Le vent glacé s’engouffre dans sa veste ouverte, attaque son cou nu, sans écharpe, ses cheveux flous, sans bonnet. Et ses jambes ! sous la jupe crayon, son collant est fin, et dans ses escarpins élégants, ses orteils se rétractent déjà. Pour autant, il faut prendre une décision. Descendre, ou remonter.
Le quai est nu, glacial, curieusement attirant. Dans sa main, son sac de voyage semble ridiculement léger. Elle n’avait pas voulu s’encombrer, certes. Tout de même, elle avait un manteau et des gants. Elle se rend compte qu’elle les a laissés à sa place, dans le wagon. Trop tard.
En s’ouvrant, les portes ont produit un bruit qui s’amplifie, un gémissement. L’idée de retourner sur ses pas, de redéclencher ce cri comme un arrachement de l’âme, la terrifie. Mieux vaut poursuivre. Mieux vaut assumer et donc toucher, du bout de l’escarpin, le quai nocturne Elle arrivera là en petite Parisienne qu’elle est, finalement.
Elle arrivera telle qu’en elle-même, telle qu’elle a voulu se fuir.
Car, face à elle, immobile sur le quai, très élégante et pas du tout déplacée dans ce manteau de fourrure noire, toque assortie, sac de cuir à la lanière dorée, se tient sa mère. Esther, sa mère. Elle aussi est juchée sur de hauts talons, mais en bottes. Anya se souvient comme elle l’admirait, petite fille, d’être toujours si exacte, si contrôlée, quelques soient les circonstances.
C’est cette obsession de contrôle qui l’aura perdue, peut-être. Et qui a déteint sur elle, Anya, en obsession du ressassement.
Pour être tout à fait dans la note, sa mère, Esther, ne sourit ni ne parle. Mais elle la regarde, tristement, intensément. Ainsi, sa fille l’a finalement retrouvée, semble-t-elle penser. Anya sourit en se dirigeant vers elle : « Maman, ta fille ne se porte pas si mal, finalement. Tu vois. J’en aurai réchappé, finalement. Et toi, à quoi voulais-tu échapper ? »
Évidemment, à mesure que Anya avance, la silhouette de sa mère se dissout. La jeune femme ne se dit même pas que c’est une mauvaise farce de la brume. Elle se dit plutôt que même un fantôme est capable de répondre au ressassement. Surtout un fantôme. Elle se dit que son enquête commence pour de bon, ici. On est en Pologne, pas loin de Treblinka.
Un lieu dont sa mère avait réchappé, avait-on cru durant quelques années - dont elle s’échappait chaque jour, à force de contrôle, de silence, de sommeil sans rêve. Et où elle, Anya, allait s’aventurer, armée de toutes les questions de ses insomnies.