Paris-Moscou, de Didier Chabbert
Piste d'écriture: Sur le quai, photo tiré de "Les rendez-vous d'Anna", de Chantal Akerman
Aucun lieu n’est plus propice à la séparation qu’un quai de gare.
Anna a 27 ans. Gare du Nord, le quai est vide, il est tard et ce train de nuit l’emmène à Moscou. Départ à 23 h 17…
Anna a terminé son cursus de langues étrangères il y a maintenant un an et demi. Elle maîtrise la langue russe à la perfection et s’apprête à exercer à l’ambassade de France dans ce lointain pays. Elle porte une tenue élégante et un bagage léger, signe peut-être d’un court séjour préparatoire avant sa prise de fonction.
Anna est une jeune femme agréable, cultivée, elle n’a pas encore trouvé l’homme susceptible de partager sa vie, aussi elle profite de cette liberté pour tenter l’expérience du lointain. Au cours de son voyage, il est probable qu’elle lise Tolstoï ou Dostoïevski avant de s’endormir pour une longue nuit bercée par le mouvement du train.
Sur le marchepied, à quelques minutes du départ, elle regarde une dernière fois sa mère. Elle ne dit rien. Elle n’ose pas lui dire : « tu vois, je l’ai fait. »
Dans ces instants de séparation, tout se précipite dans la tête, le temps est compressé, le temps est compté, et finalement il y aurait tant à dire, qu’on ne dit rien. Ce silence est pesant, il marque la déchirure entre deux êtres trop proches qui se connaissent si peu.
Autant sa fille est en mouvement, autant la mère, droite comme un i, semble figée. Ginette n’est pas commode. Elle n’a pas eu une vie facile. Cette femme, qui a perdu son mari, le père d’Anna, il y a dix ans, voit venir la soixantaine comme une course en solitaire. Elle a peur, elle a froid. D’ailleurs, elle est vêtue chaudement avec son manteau noir à col de fourrure, son bonnet sombre sur la tête, à croire que c’est elle qui part dans ce glacial pays de l’Est.
Anna ne dit rien, elle regarde sa mère une dernière fois avant le départ. Elle n’éprouve rien, juste une once de mépris pour cette femme si froide, si raide. Elle pense que cette séparation lui fera du bien et la rendra plus disponible aux autres, aux hommes peut-être.
Ginette a accroché son foulard à son sac de cuir noir qu’elle tient fermement aussi fermement qu’elle a tenu sa fille. Elle a donné mille recommandations à Anna : bien se couvrir, faire attention à ceci, à cela, aux hommes surtout, si sauvages, comme de brutes dans ces terres lointaines, enfin donner de ses nouvelles, des lettres, pas de téléphone c’est trop cher, et lui dire rapidement quand elle pense revenir.
Des mots, des mots, sans importance pour Anna. Mais pas de réconfort, d’approbation, de mots affectueux qui feraient du bien. Pourquoi, pourquoi tant de distance, tant de froideur. Dans cet instant suspendu, durant lequel elles restent immobiles, tournées l’une vers l’autre, séparées par un mur invisible, Anna ressent profondément ce sentiment de n’avoir pas été désirée par sa mère, d’être une enfant dont on ne voulait pas.
Un coup de sifflet vient rompre le silence. Anna ferme la porte du wagon comme elle a fermé la porte de la maison deux heures plus tôt. Le train démarre, elle s’éloigne sans regret, cherche sa place, trouve sa couchette. Une fois installée, elle ouvrira son livre au marque-page. De la page 354 jusqu’ à la fin du livre page 823, elle pourra s’évader et s’endormir bien avant la fin.
Ginette est restée figée un long moment sur cet horrible quai de gare. Du départ de sa fille, elle ne ressent que la solitude qui la guette à présent. Anna n’imagine pas à quel point sa mère lui en veut.
Didier Chabbert
18/12/2024