Interrogations muettes, par Bernard Delzons
À partir de cette photo tirée du film de Chantal Akerman "La Captive" (2000), représentant deux personnages assis dans une voiture et visiblement ailleurs et distants l’un de l’autre, j’ai imaginé l’histoire qui suit.
Je venais de quitter le café du Théâtre ou j’avais déjeuné avec un couple d’amis avant leur départ pour le sud-ouest de la France. Bien qu’il ne se soit rien passé de significatif, j’avais ressenti une tension entre eux. Je ne les avais pas vus depuis quelques semaines et je percevais un changement dans leur relation.
Ils étaient ensemble depuis plus de trois ans, nous nous étions connus dans un cours de théâtre, j’avais toujours eu plaisir à jouer avec l’un ou avec l’autre. Je n’ai pas vraiment été surpris, quand ils m’ont annoncé leur relation. J’étais heureux pour eux, tant leur bonheur faisait plaisir à voir. Pris par leur occupation professionnelle, ils avaient abandonné le théâtre, mais nous avons continué à nous voir régulièrement, jusqu’à leur départ de la ville, il y a juste six mois.
Dans leur périple vers Saint-Jean-de-Luz, ils avaient fait escale à Angoulême pour me voir. J’étais impatient de les retrouver et je les attendais sur la place où nous avions rendez-vous. Je m’étais installé sur le kiosque à musique qui dominait le parking d’où je pouvais surveiller les allées-venues. J’avais vu arriver leur voiture de loin. Je pensai leur laisser le temps de s’installer avant de m’avancer à leur rencontre. Je les voyais de face. Le toit ouvrant de la voiture était ouvert, aussi je pouvais distinguer leur visage. C’était une belle journée de fin mai, ensoleillée avec une température douce. Florence était légèrement décoiffée, mais Jacob était, comme toujours, impeccable dans son costume gris clair. Je le soupçonnais de se passer un peu de laque avant de sortir tant il était toujours bien peigné.
En les regardant ainsi, je fus frappé par leur regard et leur attitude ; elle paraissait ailleurs, et lui semblait regarder dans le vide. Moi qui les avais toujours vus si heureux, je ressentis un moment de panique, me demandant ce qui se passait. Néanmoins, je décidai de sortir de mon perchoir pour aller les rejoindre. Dès qu’ils m’ont aperçu, je fus rassuré par leur accueil et leur sourire.
Pourtant, une fois au restaurant, après avoir passé la commande et raconté nos projets à venir. Je perçus à nouveau la tension que j’avais ressentie en les observant de loin. J’essayai tant bien que mal de détendre l’atmosphère, en vain. Je profitai que Florence était partie aux toilettes pour demander à Jacob ce qui n’allait pas. Il me regarda comme si j’avais vu à travers lui, mais au lieu de s’épancher, il se referma sur lui-même en affirmant que tout allait bien.
Je savais depuis longtemps qu’elle aurait voulu des enfants, et que lui préférait attendre tant il était pris par son travail à la banque, aussi j’imaginai que c’était peut-être l’origine de leur désaccord. Mais quand Florence nous rejoignit, je compris qu’il n’en était rien, à la suite d’une phrase qu’elle avait dite. Je pensai alors que l’un ou l’autre avait eu une aventure, et je leur racontai mes déboires avec ma dernière conquête en espérant leur tendre une perche pour qu’ils se confient à leur tour. Même s’ils ont eu la politesse de m’écouter, je restai sur ma faim. Puis je pensai que ça pouvait être une histoire de religion. Pourtant nous étions tous les trois de confession différents, mais peu pratiquants. D’origine iranienne, je suis musulman, Florence est catholique et Jacob israélite, cela n’avait jamais posé de problème, alors pourquoi aujourd’hui me demandai-je. Mes parents sont arrivés en France à la chute du shah, ils se sont installés à Angoulême quand j’avais quatre ans.
Je leur demandai alors pourquoi ils allaient à Saint-Jean-de-Luz. À l’unisson, ils affirmèrent qu’ils voulaient simplement découvrir la ville. Pourtant, je sentis que derrière cette réponse unanime se cachait un mystère. De plus, je me suis rappelé que Florence connaissait déjà cette ville pour y avoir passé des vacances d’été. Je les raccompagnai à leur voiture et nous allions nous séparer quand je remarquai sur le siège arrière, une poussette pour enfant, et des jouets. D’un geste, je leur signifiai ce que je venais de découvrir.
Florence s’est immédiatement mise à pleurer et pour la première fois, Jacob s’approcha d’elle et l’entoura avec tendresse. Puis, se tournant vers moi, il déclara :
- Bon, on ne peut plus te le cacher. On ne voulait pas en parler avant d’être sûr.
Nous avions enfin décidé d’avoir un bébé, mais il a fallu se rendre à l’évidence, ce ne serait pas possible. Tu te rappelles, j’avais attrapé les oreillons quand on faisait du théâtre, et… je ne peux pas avoir d’enfant.
Jacob s’était arrêté, les yeux dans le vide, la gorge nouée, il avait beaucoup de mal à parler. C’est Florence qui a pris le relai.
- Alors on a décidé de chercher à adopter.
Un nouveau silence avant que Jacob ne continue.
- Nous allons à Saint-Jean-de-Luz pour rencontrer un petit garçon, il a quatre ans, il est dans un orphelinat. C’est un petit Syrien, ses parents sont décédés pendant un bombardement. Il a été recueilli par une ONG et rapatrié en France. Il est disponible à l’adoption, mais on ne pourra le faire que s'il ne nous rejette pas.
Florence continua
- Voilà pourquoi nous sommes tendus, on ne sait pas du tout comment va s’établir le contact avec lui.
Je les regardai avec émotion et les serrai dans mes bras. Puis, me doutant qu’ils se posaient d’autres questions, je leur demandai alors :
- Ses origines ne vous posent pas de problème ? Comment allez-vous faire pour ne pas le couper de cette partie de lui-même ? C’est important de ne pas le priver de ça. Il est sûrement musulman, ça ne vous gêne pas ?
J’avais vu juste, ils étaient en pleine interrogation, mais les connaissant, je savais qu’ils sauraient gérer sans problème, il fallait les rassurer. Ils m’expliquèrent alors que le garçonnet parlait français, il était en France depuis au moins deux ans, puis ils me montrèrent une photo. C’était un mignon petit garçon, avec ses cheveux bouclés, sa chemisette à carreaux et son short bleu, on avait envie de le prendre dans les bras. Je le regardai attentivement et j’ajoutai :
- Il ne vous ressemble pas physiquement, mais je vois dans ses yeux que c’est votre portrait de cœur. Allez, partez vite, il ne faut plus attendre et téléphonez moi dès que vous serez fixé.
Je ne reçus aucune nouvelle dans les jours qui suivirent. J’étais persuadé qu’ils avaient échoué et j’en étais malade pour eux. Pourtant un mois plus tard quand je décrochais le téléphone j’entendis une petite voix me dire : « Bonyour Pa Nami. ».
Jacob, reprit le combiné et me dit tout simplement : « Il est avec nous, le petit Omar veut voir son ... » Il s’était arrêté, puis avait continué : « Tonton ». Je savais qu’il voulait dire parrain, je souriais, me demandant si c’était bien approprié ? Sans le voir, je savais qu’il avait grimacé comme je venais de le faire. Alors en riant je lui ai rétorqué : « Pa Nami » se sera parfait. J’adore les enfants, aussi j’étais très content. J’entendis Jacob, soulagé, me dire : « On passera à Angoulême dans une semaine, on t’embrasse tous les trois. »