Au-delà des maux, par Bernard Delzons
Des mots et des vers de saison, voilà le point de départ de la piste d’écriture de l’après-midi.
Maria était assise dans son fauteuil, les yeux dans le vague. Depuis le matin, elle souffrait terriblement d’une crise d’arthrose et n’avait pas eu le courage d’allumer la cheminée, pourtant à cette heure, la chaleur du foyer aurait peut-être atténué les douleurs qu’elle sentait dans ses jambes, dans ses bras et même ses mains. Elle se revit dans sa jeunesse, elle était alors aventureuse, voire casse-cou, toujours en mouvement. En regardant le beau chêne du jardin depuis la fenêtre, elle murmura pour elle-même : « Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons et regarder pour mieux se taire. » Elle ressentit un moment de découragement, se demandant dans quelle saison était-elle : le troisième âge surement, mais peut-être avait-elle déjà un pied dans le quatrième.
Elle aperçut alors sur le fameux chêne un écureuil en train de grignoter des glands. Il était beau, avec un pelage de plusieurs nuances de marron et une queue presque auburn. Il s’appliquait à décortiquer ses fruits. Pourtant, elle vit qu’il restait aux aguets dans la crainte qu’on le dérange. Cette vision la rasséréna et elle oublia ses misères pour un moment. Aussi se ressaisit-elle, , elle était en vie, elle devait tout faire pour en profiter, elle pouvait encore vouloir, désirer, se servir de ses mains, de ses pieds, et même de ses dents pour mordre la vie.
Elle se leva péniblement, se rapprocha de la fenêtre et vit que l’écureuil, sûrement une femelle, n’était pas seule, un autre plus petit se cachait derrière. Elle se retourna et se dirigea vers la table pour récupérer son téléphone, elle voulait immortaliser la scène. Quand elle revint vers la fenêtre, il n’y avait plus ni maman ni petit. Elle allait encore pester sur son manque de réactivité. Mais elle regarda encore et encore, et se focalisa sur le pied de l’arbre avec les herbes folles qui entouraient les pierres blanches avec leurs ombres. Elle ouvrit un instant la fenêtre et huma aussitôt les bonnes odeurs de feuilles mouillées, de thym, et même la résine du pin qui jouxtait la maison. Elle ressentit aussi le froid, alors elle referma ce qu’elle appelait parfois sa lanterne magique.
Elle alla dans sa cuisine, alluma la bouilloire, puis prépara une tisane, un mélange de tilleul, de cannelle et d’écorce d’orange, un cocktail à sa façon. Plus jeune elle y aurait sans doute ajouté une larme de rhum. Elle sourit en pensant que cela aurait été plutôt une cuillère à soupe!
Elle alluma la radio et l'éteignit aussitôt, elle ne voulait pas entendre les malheurs du monde. Elle prit son courage à deux mains, et se dirigea vers la cheminée, le feu était préparé, il n’y aurait qu’à se baisser et flamber une allumette. En se baissant, elle sentit ses genoux craquer. Elle insista et réussit à allumer le foyer. En prenant appui sur la chaise qu’elle avait eu la précaution d’approcher, elle se releva doucement. Elle se sentit soudain fière d’elle-même. Maintenant, les flammes renvoyaient dans la pièce de belles couleurs d’automne, mélange de rouge, orange et jaune. Elle commença à percevoir la chaleur.
Dans quelques jours, ce serait Noël. Cette année, elle serait seule. Elle n’était pas triste, elle était même soulagée, comment aurait-elle fait pour décorer le sapin? Elle n’avait plus le courage d’aller en ville, courir les magasins, alors elle ferait un chèque à ses petits enfants. De toute façon, elle avait bien vu à la télévision : dès le lendemain, les jeunes revendaient leurs cadeaux ! Quand elle comprit qu’elle allait retomber dans le pessimisme, elle pensa qu’il fallait réagir. Elle retourna s’assoir dans son fauteuil, alluma la lampe à abat-jour jaune, but une gorgée de sa tisane préférée, posa sur ses épaules le châle que lui avait tricoté sa fille. Elle pensa qu’elle devait saisir l’instant, s’y réfugier, s’en repaitre et en rêver.
Elle s’évada alors dans ses souvenirs, c’était une vingtaine d’années plus tôt, un soir de Noël justement, ils étaient nombreux, elle avait confectionné un pâté en croute, à base de lapin et de gelée améliorée avec une dose de cognac, qu’elle avait servi avec une salade exotique faite d’un mélange de fruits et de légumes. En entrée, elle avait préparé des petits canapés couverts de fromages ou de charcuterie. Pour le dessert, elle avait prévu une buche garnie de crème de marron et de crème au café. Elle ne put s’empêcher de se lécher les babines en se souvenant de ce moment de partage. Ce soir, son dîner serait plus modeste, une soupe de légumes, un yaourt et une pomme.
Il n’était que dix-sept heures, il était trop tôt pour penser à ça. Elle attrapa le livre qui était posé à côté d’elle. C’était l’histoire d’une jeune fille qui rêvait de parcourir le monde, avec son amoureux. Maria avait compris assez vite que rien ne se passerait comme la protagoniste l’avait pensé. Néanmoins, elle voulait savoir qu’elle serait la fin. Elle devrait encore patienter, elle n’était qu’à la page cent quarante sur un livre qui en comptait trois cents.
La nuit arrivait à grands pas, les buches avaient bien brulé, il ne restait que des braises ; aurait-elle le courage de se lever pour recharger la cheminée ? se demanda-t-elle.
On avait frappé à la porte, c’était Germaine qui passait tous les soirs pour s’assurer qu’elle ne manquait de rien. Elle venait avec son chien qui, chaque fois, faisait la fête à la vieille dame. C’était son réconfort.
Ce soir-là, il y avait aussi un petit garçon, Émile, qui se précipita vers Maria pour l’embrasser : « Bonsoir Mamaria, raconte-moi une histoire de Noël, s’il te plait. »
Les deux femmes se regardèrent en souriant. Germaine mit une nouvelle buche dans la cheminée, puis s’assit à côté de Maria. Elle l’écouta en train de dire le conte. Mais on était loin de Noël, c’était un monde rempli de lapins, de chevrettes, d’écureuils, de fleurs et de fougères…
Peinture de Claude.