La fin de notre histoire, par Marianne Girard
La piste d’écriture aujourd’hui, à partir de photos de Chantal Akerman, m’a évoqué la chanson « Rue La Fayette » de Grand Corps Malade. Dans la chanson, le protagoniste voit un couple seul dans un café depuis sa voiture et spécule sur son histoire.
Le café allait bientôt fermer. Je n’étais pas assez en colère pour ne pas voir l’heure tourner. C’était terrible d’être assise là, en face de lui, et de n’avoir rien à lui dire. Nous nous étions déjà tout dit. Pour éviter ses yeux, je regardai la rue, essayant de capter n’importe quoi qui détournerait mon attention.
Une voiture était arrêtée au feu rouge. Dedans, un homme seul derrière le volant attendait le signal pour reprendre sa route. Je ne voyais pas son visage, mais je n’en avais pas besoin : il rentrait seul à une heure du matin. Je n’avais peut-être pas été la seule à passer une mauvaise soirée.
Le feu passa au vert ; il accéléra d’un coup. Soit il était très pressé de rentrer chez lui, soit il ne voulait pas être vu. Dans les deux cas, ce n’était pas bon signe. S’était-il disputé avec sa moitié, lui aussi ?
« Excusez-moi »
La voix du serveur se fit entendre derrière moi. Le garçon était visiblement très gêné : il avait dû sentir la tension qui régnait entre mon mari et moi.
« Nous allons fermer.
- Très bien. Je vais régler l’addition. »
Il me tendit le terminal. Sans surprise, le prix dépassait les trente euros. Charles avait dû reprendre un verre dans mon dos, comme d’habitude. Je laissai en plus au garçon, qui semblait seul pour la fermeture du café, un billet de cinq euros, « pour le dérangement » avais-je dit. Je me sentais gênée de l’avoir retenu si longtemps au travail, alors que je n’avais plus rien à faire sur cette terrasse depuis un moment.
Sans doute était-ce la colère, mais je cherchai la dernière fois que Charles avait réglé une addition. J’étais certaine qu’il n’avait rien payé depuis qu’il s’était retrouvé au chômage, trois ans plus tôt. La seule chose qu’il s’achetait avec son RSA, c’était son paquet de cigarettes quotidien. Ce n’était pas que je ne supporte pas qu’il fume. Il fait bien ce qu’il veut. Mais la seule fois où il m’a demandé de le « dépanner » pour son tabac, il l’a qualifié de « son seul plaisir ». C’avait été une de nos premières violentes disputes.
« Eh bien, puisqu’elles te donnent plus de plaisir que moi, pourquoi tu ne t’en vas pas avec tes cigarettes ? »
Nous ne nous étions pas parlé pendant des jours après cela, bloqués par notre fierté dans notre deux-pièces. Il avait fini par s’excuser, et je l’avais pardonné. Il ne m’avait plus jamais demandé de payer ses cigarettes.
Aujourd’hui, ç’avait été pire encore. Il savait que le mois de septembre est toujours compliqué. Que j’étais moins souvent à la maison, que j’avais moins de temps pour m’occuper des courses et de l’appartement. Qu’il se plaigne que notre pièce à vivre n’était plus très propre m’avait mise hors de moi.
« Tu passes tes journées à la maison. Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à le faire toi-même, le ménage. Ça changerait, pour une fois.
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, avait-il répondu, visiblement plus effrayé à l’idée de faire le ménage qu’à celle de me mettre en colère. Viens, on sort ce soir. On se détend, ça te fera du bien. »
Il n’avait pas tort sur ce point, j’avais bien besoin de me détendre. Enchaîner les journées de dix heures ne se fait pas sans coût. Je m’étais dit que peut-être j’avais été ridicule de me mettre en colère, et que je n’aurais pas été aussi énervée sans la fatigue de ma journée. Je m’étais contrainte à me calmer, je m’étais préparée et nous étions sortis.
Je ne sais même plus laquelle de ses phrases m’avait le plus énervée. Je crois que j’en avais juste trop accumulé ces dernières semaines, et que tout était sorti d’un coup. Il n’avait pas dû le voir venir. Il croyait que j’oubliais nos disputes dès que je me calmais, parce que c’était ce que lui faisait. Il eut donc la désagréable surprise de découvrir que j’avais une bonne mémoire, et que je me souvenais du ménage, des cigarettes, et de la fois où, avec l’argent que je lui avais donné pour faire les courses, il avait joué au loto. Et perdu, en plus !
Malgré tous ces souvenirs, très précis, j’étais incapable de retrouver la phrase qu’il m’avait sortie, celle qui avait déclenché tout cela. Je me trouvai un peu ridicule d’un coup : se mettre en colère, sans se souvenir de pourquoi !
Le raclement de gorge du serveur me rappela que j’étais toujours assise sur la terrasse, en face de mon mari. Je me forçai à le regarder dans les yeux. Sans un mot, je lui fis signe de se lever de sa chaise. Il ne bougea pas. Je dus donc me contraindre à lui parler. Je forçai un ton calme et posé, pour ne pas attirer l’attention d’un éventuel nouveau conducteur isolé.
« Ils vont fermer. Il faut qu’on y aille. »
Il leva les yeux vers moi. Il tira une dernière taffe sur son mégot rabougri.
« Qu’on aille où ?
- Chez nous », répondis-je automatiquement.
Je tiquai sur la formule, et ma colère monta de nouveau. J’avais pris l’habitude de dire « chez nous ». Mais c’était chez moi avant que je ne le rencontre. Il n’avait fait qu’y poser ses cartons. Il ne payait pas plus l’électricité que consommait sa PS5 que la nourriture dans son assiette. Malgré cela, et nos disputes, en le voyant dans son état, je n’avais pas le cœur de le mettre dehors ce soir. Cela attendrait demain.
Il finit par écraser son mégot dans le cendrier et me suivit dans la rue. Les lampadaires éclairaient bien, mais la nuit à Paris, tout avait une ambiance glauque. Nous marchâmes sans un mot jusqu’à notre immeuble, un bâtiment haussmannien à trois étages, sans ascenseur, et nous montâmes en silence – mais en rythme – les deux étages qui nous séparaient de notre, non, de mon appartement.
Sans m’adresser un regard de plus, il entra dans la chambre, et se coucha. Il m’avait déjà sidéré par ses aises, son culot, mais me manquer de respect à ce point ? Nous venions de nous disputer violemment. Nous étions au bord de la rupture. Et il ne se demandait même pas si je le laisserais dormir avec moi cette nuit ?
J’eus soudain une idée. Puisqu’il voulait rester ici, et bien qu’il reste. Je pris ses clés dans la poche de sa veste, et celles de l’appartement de mon père, qui ne vivait pas très loin. Je fermai la porte à double-tour en partant.
Photo de Elric Pxl sur Unsplash
in
Rue La Fayette – Grand Corps Malade
Je suis au volant seul dans la nuit, la pluie est fine sur le trottoir
Les gouttes sur l'pare-brise rendent floues les lumières des néons et des phares
C'est l'mois d'septembre à Paris, c'est la fin de l'été, des jours de fête
Un piano pleure dans ma radio, je m'arrête au feu rouge rue La Fayette
Je regarde par la vitre sur le côté, un café est encore ouvert
Sous le store un couple est attablé, serrant dans la main leur dernier verre
Le dernier verre de leur histoire, leurs deux visages ne trompent pas
La dispute touche à sa fin, moi j'arrive juste pour le résultat