Amalya, une vie renversée, de Didier Chabbert
Ce texte est né au fil de plusieurs séances et pistes d'écriture. Vous avez pu en lire des fragments sur ce site, le voici en intégralité, un peu retravaillé par son auteur. Rassembler des fragments pour en faire un tout demande souvent modification et réflexion. Voici donc cette "Vie renversée" dont l'écriture a débuté en septembre, et s'achève mi-novembre.
1
Pleurer, pleurer encore ce deuil immense, sur ce pont, assise là sur le trottoir, le dos tourné vers le garde-fou, un garde-fou vraiment. Elle n’avait pas sauté de ce pont, il s’en fallait de peu. Amalya était dans un demi-coma, dans une grande souffrance, ivre de malheur.
Tout s’était embrouillé dans sa tête depuis ce drame. Plus rien n’avait de sens. Lenny et Arlo ne survivaient que dans sa mémoire. Le loyer, les poux, le jardin d’enfants, plus rien n’existait, plus rien n’avait d’importance. Au diable la mononucléose, la canalisation éclatée et ses pauvres dessins détruits par cette fuite. Tout s’en allait, emporté par les larmes.
Il faisait froid, la nuit était tombée, les phares des voitures perçaient le brouillard. Elle grelottait sous son réverbère quand cette auto grise s’est arrêtée. L’homme baissa la vitre pour l’inviter à monter. Malgré ses yeux pleins de larmes, elle reconnut le chauffeur de taxi qui l’avait déposée tout près du pont auparavant. Il y avait une heure, deux heures, elle avait perdu la notion du temps. Amalya s’engouffra dans le taxi comme on prend un gilet de sauvetage. C’était un autre garde-fou qui se présentait. L’homme essayade la rassurer, de la consoler sans savoir la cause de son désespoir.
« Ma pauvre dame, les temps sont difficiles, mais vous savez quand on a touché le fond, on ne peut que remonter. Je vous emmène où ?
- Je ne veux pas rentrer chez moi, je n’ai plus de chez-moi. Emmenez-moi où vous voulez.
- Vous m’avez donné un billet de cent dollars, je vous le rends et je vous conduis à l’hôtel. »
2
Nous avons traversé le Golden Gate Bridge. La teinte rouge semblait plus dense. Je ne voulais pas regarder dessous, revoir cette eau sombre et mouvante qui menaçait de m’emporter. L’homme me parlait, me surveillait dans son rétroviseur, les portes étaient bouclées. Je n’y pensais pas, il avait peur d’une récidive. Il y avait des voitures en tout sens, la circulation était dense à cette heure déjà tardive. Nous avions roulé une vingtaine de minutes dans les embouteillages. Le taxi s’arrêta devant un hôtel. Je le remerciai rapidement. Je ne savais que faire.
Je devais survivre, trouver un refuge. C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’Hôtel des Oiseaux. L’homme m’a regardée à nouveau, puis son taxi est reparti. J’entrai dans le hall de cet Hôtel. On me proposa une chambre au dixième étage. Avant de monter dans l’ascenseur, j’ai aperçu deux aras dans une grande volière suspendue au plafond dans un salon exotique, empli de plantes vertes. Il y avait deux sofas et quelques revues sur une table basse. Là, je me suis posée, je ne suis pas montée dans l’ascenseur. Longtemps, j’ai contemplé ces deux oiseaux merveilleux aux couleurs éclatantes. Sur leurs perchoirs, ils formaient un couple parfait.
J’avais touché le fond, j’allais monter, j’allais remonter, il le fallait. Pour la mémoire de Lenny, mon mari tant aimé, et pour celle d'Arlo mon fils chéri, victimes de ce terrible accident, il le fallait. Et pour moi, pour me reconstruire, il le fallait.
C’était à l’Hôtel des Oiseaux, j’avais vingt-sept ans.
3
Amalya n’avait d’autre solution, pour trouver le sommeil que d’avaler des somnifères. Ces petites pilules bleues restées dans sa poche lors du départ désespéré de son appartement vers le Golden Gate Bridge, pour le saut définitif.
Trois nuits déjà à l’Hôtel des Oiseaux. Au matin, ce vide, cette amnésie qui lui faisait oublier l’enchaînement des évènements qui l’avait conduite dans cet hôtel, et cet étrange sentiment de se réveiller ailleurs. Un ailleurs où rien n’est familier. Autour, tout lui semblait hostile : les bruits incongrus, cet affreux papier peint, le jour qui traversait les persiennes et ces odeurs inexplicables. La chambre sentait le biscuit sec, le papier jauni et la poussière.
Cette étrange amnésie angoissante était-elle le fruit de ce brusque changement dans sa vie, de ce drame qui avait frappé son mari Lenny et Arlo, l’enfant chéri ? Impossible pour Amalya de sortir de cette impasse. Alors qu’elle essayait de résister, de fuir ce tourment douloureux, elle retourna son sac dans l’espoir de trouver une dernière pilule bleue.
Parmi le contenu hétéroclite se trouvait une photo, mais pas de pilule bleue. Arlo devant, Lenny et Amalya se tenant par l’épaule dans un jardin. La photo respirait le bonheur, Arlo avait cinq ans, c’était l’année dernière.
Amalya eut le souffle coupé, elle sentait le sol se dérober sous ses pieds. Elle ouvrit la fenêtre pour respirer l’air frais. Elle se pencha et aussitôt sentit que ce vide immense l’aspirait à nouveau.Un vide vertigineux depuis le dixième étage, qui menaçait de l’engloutir en dépit du garde-corps. Cette horrible sensation la fit reculer, la gorge nouée, la sueur perlant sur son front. En pleurs, elle partit s’allonger sur le lit pour tenter de se calmer.
La photo venait de réveiller sa mémoire. Dans ce moment de retour à la conscience, elle était en alerte. L’apaisement était impossible, la photo, le vide…Elle revit cette fuite, le pourquoi, le comment de ce drame ignoble qui cognait dans sa tête.
Elle devrait quitter cette ville, se dit-elle, fuir ce quotidien trop lourd, peut-être trouver refuge dans sa famille, chez ses parents ou chez sa sœur, et ainsi tenter de se soustraire au danger des idées suicidaires.
Impossible d’effacer le passé, mais vivre autrement, ne plus subir et peu à peu avancer, car le regard change, le temps s’étire, le cœur s’apaise et l’on n’est plus la même…
Oui, mais comment ? Elle se sent sans force.
4
Amalya venait de raccrocher. Elle avait tout raconté à sa sœur Jane. Elles ne s’étaient pas revues depuis un an environ, c’était pour l’anniversaire de Jane, pour ses trente ans. L’aînée l’avait toujours soutenue. Jamais elle n’aurait imaginé que sa protégée soit frappée si violemment par le destin.
C’était décidé, annonça-t-elle, elle viendrait elle-même chercher sa petite sœur pour l’accueillir chez elle, le temps qu’elle voudrait, le temps qu’il faudrait.
Une lueur, un soupçon de vie s’offraient ainsi à Amalya. Durant vingt et un jours, elle s’épancha, racontant par le menu les étapes de la descente aux enfers. L’accident, petit Arlo qui court après le ballon, Lenny qui se précipite, le camion, le désastre, la mort, le monde qui s’écroule. L’oraison funèbre, la solitude à ce moment, les sanglots et puis la fuite, la cavalcade. L’indicible souffrance qui mène à vouloir se jeter du Golden Gate Bridge. Puis le taxi bienveillant qui la sauvera et la conduira à l’Hôtel des Oiseaux.
Jane écoute, Jane apaise et Jane encaisse. La douleur, qui à mesure s’enfonce en elle, forme une boule dans son ventre, dans sa gorge. Jane se veut forte, elle veut sauver sa sœur, la sortir de l’incendie qui menace son être tout entier. Amalya parle et parle encore, comme pour vider ce trop-plein d’eau sale, vomir cet horrible malheur. Jane l’entoure, fait tout son possible pour ramener sa sœur à la vie, au présent. Jamais elle ne laisse Amalya seule à la maison.
Peu à peu, elle voit sa cadette avancer, s’agripper davantage aux petites choses de la vie, aux instants partagés, au plaisir du thé fumant que l’aînée verse dans la tasse. Jane s’attendrit.
Un mois et demi maintenant, le souvenir est toujours là, moins violent, moins obsédant, plutôt comme un murmure, un petit fond sonore lancinant. Lorsqu’une larme perle au coin des yeux d’Amalya, Jane fait semblant de ne rien voir, et lui propose une promenade ou un cinéma.
Amalya est restée trois mois chez Jane, le temps nécessaire à une lente reconstruction. Au jour le jour, dans un cahier, elle a noté en quelques mots le récit de sa vie, de territoire en territoire. Une façon de laisser derrière soi ce qu’il est préférable de poser, comme un sac trop lourd, pour mieux avancer.
Aujourd’hui, elle demande à sa sœur de l’accompagner à l’aéroport. Non, elle ne retournera pas à l’hôtel des oiseaux, mais comme eux elle va commencer sa migration…
5
De retour de l’aéroport, Jane revit ces derniers instants de la séparation. Elles se sont promis de s’appeler souvent. Elle sent bien qu’elle a évité le pire pour Amalya, mais qu’il lui faudra du temps, beaucoup de temps pour s’ouvrir à nouveau à la vie.
La vie de Jane a été bouleversée, elle avait arrêté son activité pour être auprès de sa sœur le plus possible. Maintenant, elle va reprendre son travail, rouvrir son cabinet de psychologue momentanément fermé. De nouveau, elle va écouter, aider, accompagner. Elle dit que ce n’est pas du travail, mais simplement du temps donné aux autres afin de démêler les nœuds de souffrance des vies ordinaires.