Ressac, par Florie

Piste d'écriture: Faire vivre un lieu à travers un regard

Si vous fermez les yeux, vous n’entendrez que la mer ; tour à tour chuchotante, caressante, grondante ou percutante, et par instants, tout cela à la fois. C’est à cette heure que son chant est le plus beau, alors qu’elle commence tout juste à se retirer lentement. Vous sentirez l’odeur immaculée du vent chargé d’embruns, du sable humide, où se mêle parfois un soupçon de poisson grillé en provenance du restaurant.

Si vous ouvrez les yeux, vous croirez que vous êtes seul au milieu d’un paysage vierge et inviolé, où n’existent que le sable et la mer. Le sable ici n’est ni blanc ni doré, comme dans les récits romantiques ; il est grisonnant, et je l’aime ainsi, car il s’accorde à merveille avec la couleur des flots. Ceux-ci, en ce lieu hors du temps, sont toujours teintés de gris, même quand le ciel est bleu. Ils changent au fil des heures, tantôt d’un bleu profond, parfois se parant de reflets dorés, roses ou orangés au lever et au coucher du soleil, bleu vert presque cristallin au zénith, pourtant, la nuance de gris ne les quitte jamais. Parfois, comme ce soir, elle submerge tout le reste, et ne reste qu’elle, se confondant avec le ciel crépusculaire lourd de nuages et le sable sous la lumière blafarde de la fin du jour.

Si vous tournez la tête, juste un peu trop, sur votre droite, alors vous découvrirez le parking. Il n’y a rien à en dire, c’est un grand rectangle de bitume, entouré d’un muret de béton. Mais il vous suffit de détourner à nouveau le regard, et vous pouvez vous convaincre qu’il n’existe pas, qu’il n’a jamais existé. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de voitures, sur ce parking, mais elles semblent abandonnées, destinées à ne plus jamais en partir. Ce n’est pas vrai, bien entendu ; pas pour toutes, en tout cas. Si vous étiez venu là le matin, entre neuf heures et onze heures, certaines se seraient remplies de gens et de bagages, auraient claqué leurs portières, manœuvrées bruyamment et se seraient lentement éloignées dans l’allée, jusqu’à rejoindre la route. Si vous étiez venus entre seize heures et dix-huit heures, alors, vous auriez pu assister au ballet inverse. Si vous étiez assez stupide pour vous tenir là durant ces quelques heures, vous ne pourriez pas vous convaincre que vous êtes seul au monde, face à l’immensité de la nature. Le bruit des moteurs, des portières qui claquent, les voix trop fortes qui s’interpellent viendraient abîmer le chant des vagues et vous seriez obligé d’admettre que vous n’êtes absolument pas dans un coin perdu, sauvage et désolé.

Mais il est vingt-et-une heures, et tout est calme. La terrasse qui s’étire derrière le restaurant n’est jamais utilisée le soir, même en plein été. C’est une chose qui échappe à mon entendement. Je me souviens encore de l’insistance presque impolie dont Sébastien et moi avions dû faire preuve pour obtenir qu’on nous laisse y manger, un soir de l’un de ces cinq jours mémorables qui ont vu basculer ma vie.

Si vous retirez vos chaussures et faites quelques pas, vous sentirez sous vos pieds le sable froid, légèrement spongieux, humide mais pas mouillé, qui il y a quelques minutes encore était sous l’eau. Ce sable-là n’a en rien le toucher du sable triste de ma Méditerranée, celui que l’on foule juste avant d’entrer dans la mer, léché par les vagues et le semblant de marée que nous avons chez nous, trop dur, trop compact. Ici, vos pieds s’enfoncent, rien qu’un tout petit peu, juste assez pour que vous puissiez furtivement songer que peut-être un monstre est tapi dans la froideur humide en dessous.

Lorsque je l’ai rencontré, je suis tout de suite tombée amoureuse de l’océan. Je pourrais en dire autant au sujet de Sébastien, aussi ne suis-je pas capable d’affirmer si ces deux constats sont liés l’un à l’autre ou non. Sébastien m’a-t-il fait aimer l’océan ? L’océan m’a-t-il fait aimer Sébastien ? Quelle importance ?

« Pourquoi est-ce que tu parles de l’océan ? »

Sa voix a jailli de derrière une vague, et un instant, mon cœur s’affole. À cette heure où les ombres dansent avec les ombres, je serais prête à le voir surgir des flots, courant vers moi, l’eau ruisselant sur son torse musclé, une légère chair de poule recouvrant sa peau mate. Peut-être est-ce précisément dans l’attente d’une telle apparition que j’ai décidé de rester ici, de faire ma vie dans cet hôtel triste et sans âme, où nous n’avons vécu que cinq jours. Peut-être est-ce pour cela que j’aime tant me tenir là, sur cette plage, à l’heure où le royaume des ombres engloutit la lumière, à l’heure où l’océan gronde si fort. Je repense à l’océan, et mes idées se remettent en place aussitôt. Non, ce n’est pas le fantôme de Sébastien qui me parle, c’est seulement l’un de ses souvenirs.

« Pourquoi est-ce que tu parles de l’océan ? » m’avait-il demandé, après que j’avais prononcé ce mot pour la dixième fois du séjour. Je me souviens, je lui parlais des marées, que je n’avais jamais connues jusqu’alors et qui me fascinaient. Je venais de m’être fait surprendre, allongée sur ma serviette, un matin, persuadée que la marée était descendante alors qu’elle montait encore. J’étais tranquillement plongée dans un roman quand je m’étais retrouvée entièrement submergée. Sébastien, comme toujours, était dans l’eau ; il était bien moins frileux que moi. Il n’avait rien vu, et était parti d’un grand rire, son incroyable grand rire, lorsqu’il était retourné sur la plage et m’avait trouvée, grelottante, tendant à bout de bras d’une main ma serviette, alourdie par l’eau et le sable, de l’autre, mon livre que j’étais parvenue à sauver in extremis. Je riais, moi aussi. Comment aurais-je pu faire autrement ? Mais sa question m’avait perturbée ; comment voulait-il que j’appelle cette mer, sinon l’océan ? Son chant, profond, vivant, toujours changeant, qui me remuait jusqu’aux tréfonds des entrailles, ses mouvements, qui pouvaient transformer une plage si étroite qu’on avait à peine la place de s’y installer en une étendue de sable si grande qu’il fallait plus d’une minute pour atteindre l’eau, toutes ces choses, j’en avais entendu parler, en haussant les épaules, mais je devais bien admettre que s’il m’avait fallu attendre trente-cinq ans pour découvrir cette merveille, je ne pouvais plus à présent songer à ma misérable Méditerranée qu’avec un brin de mépris. Rien n’était comparable à l’océan.

« Ce n’est pas l’océan, ici », avait poursuivi Sébastien, vaguement intrigué par mes propos, et l’air d’avoir rongé son frein depuis le début du séjour pour ne pas me froisser.

J’avais médité un instant ses paroles et, avec un petit rire, j’avais compris.

« Non, je sais bien, c’est la Manche », avais-je répondu, un peu sur la défensive. Je n’étais pas idiote, j’avais encore des restes de mes cours de géographie. Nous étions en Normandie, et cette mer était la Manche. Mais c’était pareil, pour moi. C’était une mer avec un chant rien qu’à elle et des marées. J’avais toutefois bien compris à son regard que mon ton, qui suggérait que c’était la même chose, l’avait offensé, au moins un tout petit peu. Je m’étais excusée, et j’avais pris soin de parler de la Manche lors de mes péroraisons suivantes au sujet de l’océan.

Peut-être faudrait-il que j’aille le voir, l’océan, le vrai, plutôt que de rester ici où je n’ai plus rien à attendre. Peut-être ferais-je une découverte encore plus enthousiasmante. Mais je n’ai plus le cœur aux découvertes, songé-je tandis que je reprends lentement le chemin de l’hôtel, ce grand cube de béton triste que l’on a posé là, comme une grosse fiente disgracieuse au milieu de la nature. J’aime cet endroit ; je n’en veux plus d’autres. J’entre par la porte de service et je me dépêche d’enfiler ma tenue de serveuse. Peut-être que si je prends un peu de grade, dans quelques années, je pourrai décider d’autoriser la terrasse aux curistes, pour leur dîner. Mais non ; je n’en ferai rien. Je ne veux pas que leur voix et le tintement de leurs couverts viennent m’empêcher de croire que je suis seule au monde sur cette plage, à vingt-et-une heures.

Texte: Florie. Photo de Zoltan Tasi sur Unsplash

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